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NOTICE.

ÉTIENNE MICHALLET, imprimeur et libraire, obtint le 8 octobre 1687 un privilége pour l'impression d'un ouvrage anonyme qui avait pour titre : les Caractères de Théophraste, avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. Le nom de l'auteur, qui allait être si rapidement connu de tout le monde, ne se trouvait pas dans le privilége, et ne devait d'ailleurs, pendant sa vie, figurer sur aucune édition. Le 14 octobre, le privilége était enregistré sur le livre de la communauté des imprimeurs et libraires de Paris, et le 26 janvier 1688, depuis plusieurs jours sans doute, Bussy Rabutin avait entre les mains un exemplaire des Caractères1, qu'il avait reçu du marquis de Termes, ami de la Bruyère.

Les Caractères toutefois n'étaient pas encore, à cette date, affichés et mis en vente. Au dix-septième siècle, les livres ne se vendaient d'ordinaire que reliés : aussi l'impression achevée, s'écoulait-il toujours, avant qu'ils prissent place aux montres des boutiques, plusieurs semaines, pendant lesquelles les amis de l'auteur et ceux du libraire pouvaient les lire en feuilles3.

1. Bussy écrit de Versailles, le 26 janvier 1688, à la comtesse de Toulongeon: « Je vous porterai des livres nouveaux; j'ai peur qu'ils ne vous réjouissent plus que mon retour, car rien n'est plus amusant : ce sont les Églogues de Fontenelle, qui me ravissent, les Caractères de Théophraste par la Bruyère, les ouvrages de Mme Deshoulières, et la Manière de bien penser sur les ouvrages d'esprit, par le P. Bouhours. Tout cela vous plaira fort; et ne pouvant vous donner plus d'esprit que vous en avez, ils vous donneront toute la délicatesse qu'il faut pour juger bien tout ce que vous lirez. » (Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, édition Lud. Lalanne, tome VI, p. 121.)

2. On appelait d'ordinaire livres en blanc les livres non reliés. Ce

Si Bussy est bien informé, et si de plus la lettre de remerciment qu'il écrivit à M. de Termes porte une date exacte1, les Caractères n'étaient pas encore livrés au public le 10 mars.

sont des exemplaires en blanc que le libraire devait à la bibliothèque du Roi, tandis qu'il était d'usage que l'on offrit au chancelier un exemplaire relié à ses armes. Les relieurs seuls avaient le droit de relier les livres, et sans doute il y avait là encore une cause de retard pour la mise en vente des volumes. Les libraires, il est vrai, pouvaient les coudre, plier, brocher, rogner, et couvrir en papier ou en parchemin; mais, comme nous l'avons dit, il ne circulait que fort peu de livres brochés. Voyez l'Édit du Roi pour le règlement des relieurs et doreurs de livres, registré en Parlement le 7 septembre 1686, in-4°.

1. Cette lettre, dont la date ne nous paraît pas sûre, ne se trouve point parmi celles dont il nous reste des copies de la main de Bussy, nous ne la connaissons que par les éditions si souvent fautives du dixhuitième siècle. Elle n'est pas non plus dans la première édition des Lettres de Bussy (1697); elle a paru d'abord dans les Nouvelles lettres, publiées en 1709 (2o partie, p. 290). En voici le texte :

« A Paris, ce 10° mars 1688.

« J'ai lu avec plaisir, Monsieur, la traduction de Théophraste: elle m'a donné une grande idée de ce Grec ; et quoique je n'entende pas sa langue, je crois que M. de la Bruyère a trop de sincérité pour ne l'avoir pas rendu fidèlement. Mais je pense aussi que le Grec ne se plaindroit pas de son traducteur, de la manière dont il l'a fait parler françois. << Si nous l'avons remercié, comme nous l'avons dû faire, de nous avoir donné cette version, vous jugez bien quelles actions de grâces nous avons à lui rendre d'avoir joint à la peinture des mœurs des anciens celle des mœurs de notre siècle. Mais il faut avouer qu'après nous avoir montré le mérite de Théophraste par sa traduction, il nous l'a un peu obscurci par la suite. Il est entré plus avant que lui dans le cœur de l'homme; il y est même entré plus délicatement et par des expressions plus fines. Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés : il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une description* sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il m'a faits des ressemblances peut-être aussi

* Au mot décision, qui a été imprimé sans nul doute par erreur dans le texte de la correspondance de Bussy, nous croyons pouvoir substituer le mot description ainsi qu'il a été fait en quelques éditions des Caractères.

L'ouvrage mis en vente, le succès ne se fit pas attendre. Une seconde édition, puis une troisième parurent dans la même année 1688, et la quatrième fut publiée au commencement de 1689. A peine la Bruyère avait-il eu le temps de faire quelques retouches dans la seconde et dans la troisième édition; mais la quatrième, remaniée et augmentée, était presque une œuvre nouvelle. Le livre reçut encore de considérables augmentations dans les quatre éditions qui suivirent, et qui, publiées en 1690, 1691, 1692, 1694, en continuèrent et entretinrent le succès 1.

Il est trois éditions où la Bruyère a pris soin d'indiquer luimême les additions qu'elles renferment : dans la cinquième, une marque particulière accompagne les réflexions et les caractères inédits, tandis qu'une marque différente y est affectée aux augmentations qu'avait déjà reçues la quatrième; dans la septième, une table relève les additions nouvelles, et dans la huitième, une main, figurée à la marge, signale les morceaux qui s'y trouvent insérés pour la première fois.

Pourquoi la Bruyère, dans ces trois éditions, désigne-t-il ainsi les réflexions qu'il vient d'ajouter? Est-ce par amourpropre d'auteur? est-ce, comme il le dit, pour épargner le temps des lecteurs ? Michallet l'avait-il obtenu de lui dans un intérêt de librairie ? La censure l'a-t-elle exigé ?

justes que ses propres originaux, et je crois que pour peu qu'on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie.

<< Au reste, Monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage, que, dès qu'il paroîtra, il plaira fort aux gens qui ont de l'esprit, mais qu'à la longue il plaira encore davantage. Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, il sautera aux yeux, c'est-à-dire à l'esprit, à la révision. Tout ce que je viens de vous dire vous fait voir combien je vous suis obligé du présent que vous m'avez fait, et m'engage à vous demander ensuite la connoissance de M. de la Bruyère. Quoique tous ceux qui écrivent bien ne soient pas toujours de fort honnêtes gens, celui-ci me paroît avoir dans l'esprit un tour qui m'en donne bonne opinion et qui me fait souhaiter de le connoître.» (Correspondance de Bussy, édition Lud. Lalanne, tome VI, p. 122.)

1. Voyez, pour plus de détails sur chacune de ces éditions, la Notice bibliographique, imprimée dans le tome IV pages 18 à 33.

Cette dernière conjecture, la seule que présente Walckenaer, est généralement adoptée; elle nous paraît la moins. vraisemblable. Pour nous rendre compte des arguments qui peuvent être invoqués à l'appui ou à l'encontre de cette hypothèse, nous passerons en revue, une à une, les éditions «< augmentées, » et cet examen nous permettra de la rejeter. Dans la quatrième édition, « corrigée et augmentée, » les Caractères ont été presque doublés; mais la cinquième, qui s'annonce comme «< augmentée de plusieurs remarques, » est la première où l'auteur ait noté les passages qu'il avait ajoutés à son travail primitif, et lui-même nous donne la raison qui l'y a 'décidé : il veut que le lecteur « ne soit point obligé de parcourir ce qui est ancien pour passer à ce qu'il y a de nouveau, et qu'il trouve sous ses yeux ce qu'il a seulement envie de lire. » Comme il avait omis, en publiant la quatrième édition, d'indiquer les additions qu'il avait faites, il les marque également, dans cette même cinquième édition, d'un signe particulier, et ce signe, nous dit-il encore, doit servir à montrer au public « le progrès des Caractères et à aider son choix dans la lecture qu'il en voudroit faire. » Ces scrupules d'exactitude s'expliquent tout naturellement. Pourquoi supposer ici l'intervention de la censure?

La Bruyère avait promis, dans cette cinquième édition, de ne plus rien ajouter à son livre; mais il n'eut point «< la force » de ne pas joindre à la sixième les réflexions nouvelles qu'il avait écrites. Est-ce pour les dissimuler aux yeux des censeurs qu'il n'en a pas fait mention sur le titre et qu'il ne les a, au cours de l'ouvrage, accompagnées d'aucun signe ? Évidemment non, puisque sa préface contient l'aveu de cette nouvelle augmentation: «< Que si quelqu'un, dit-il, m'accuse d'avoir manqué à ma parole, en insérant dans cette sixième édition un très petit nombre de nouvelles remarques, que j'avoue ingénument n'avoir pas eu la force de supprimer, il verra du moins qu'en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences qui se voient par apostille, j'ai moins pensé à lui faire lire rien de nouveau qu'à laisser peut-être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier, à la postérité. »

Ne semble-t-il pas que la Bruyère, après avoir librement et

<< des

ouvertement cédé, dans les éditions précédentes, au plaisir d'augmenter les Caractères, se laisse émouvoir enfin par les conseils des amis qui l'engagent à interrompre ce travail incessant sur un même livre ? Les uns voulaient qu'il développât indéfiniment son œuvre, les autres qu'il l'abandonnât et qu'il écrivît un livre nouveau. Les premiers, qu'il proclame gens sages, » n'avaient pas eu de peine à le persuader; mais peu à peu il est, je crois, plus disposé à se rendre au sentiment des seconds, bien que ce ne soit qu'à la neuvième édition qu'il doive se conformer à leur avis 2. Ne plus se faire honneur des augmentations sur le titre et s'en excuser dans la préface, n'est-ce pas déjà une sorte de concession? c'est à l'adresse de ceux qui lui reprochaient de ne savoir qu'augmenter un livre raisonnable que dorénavant il reproduira dans toutes ses préfaces la déclaration que nous avons déjà citée : « J'ai moins pensé à faire lire rien de nouveau qu'à laisser peut-être un ouvrage de mœurs plus complet, plus fini et plus régulier, à la postérité. »

ni sur

Quand viendra la septième édition, il ne sera question, le titre, ni dans la préface même, du complément qu'elle aura reçu. Peut-être la Bruyère s'était-il proposé cette fois de le dissimuler entièrement. Il y renonça bientôt, s'il en fût ainsi; car l'édition se termine par une liste qui a pour titre : « Table des nouveaux caractères de cette dernière édition, et de quelques anciens auxquels il a été ajouté. » A qui faut-il attribuer l'addition de cette table? Au libraire sans doute, qui dans son propre intérêt devait tenir à montrer que la septième édition n'était pas simplement la reproduction de la sixième, et qui dans celui même des lecteurs, devait conseiller à la Bruyère de rester fidèle au système d'exactitude qu'il avait précédemment adopté. Si ces indications avaient été demandées par la censure, c'est aussi par son ordre qu'eussent été faites celles de la cinquième édition et celles de la huitième : mais nous avons écarté la conjecture de Walckenaer au sujet de la cinquième, et nous l'accepterons encore moins pour la huitième, à laquelle nous arrivons.

1. Voyez ci-après, p. 20-23.

2. La ge édition ne contient, en effet, rien d'inédit; pendant qu'elle s'imprimait, la Bruyère écrivait les Dialogues sur le quiétisme.

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