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I'lliade, Virgile l'Énéide, Tite Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons1.

Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le 'sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros: ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.

Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. MoÏSE, HOMÈRE, PLATON, VIRGILE, HORACE ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs

1. La Bruyère, à l'exemple de la plupart des anciens traducteurs, soit de Cicéron soit en général des orateurs (et cette coutume est encore observée par plus d'un au dix-huitième siècle), rend par oraisons, dans le sens de discours, le mot latin orationes.

2. Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit. (Note de la Bruyère.)

expressions et par leurs images': il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architec- 15. ture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avoit introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien ce qu'on ne voyoit plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même on ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation. (ÉD. 5.)

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel !

On se nourrit des anciens et des habiles modernes, on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. (ÉD. 4.)

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Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages. (ÉD. 4.)

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu cor

I. VAR. (édit. 1-8): que par leurs expressions et leurs images. 2. Semblables, au pluriel, dans les éditions 4-6.

suivante, succé, dans les éditions 4-10.

3. Drus estimprimé en italique dans les éditions 4-8.

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rects qu'ils soient, ont de beaux traits; il les cite, et ils sont si beaux qu'ils font lire sa critique. (ED. 4.)

Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité: on les récuse. (ÉD. 4.)

L'on devroit aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme. (ÉD. 4.)

Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l'on fait de ses ouvrages. (ÉD. 4.)

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est foible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchoit depuis longtemps sans la connoître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui étoit la plus simple, la plus naturelle, qui sembloit devoir se présenter d'abord et sans effort.

Ceux qui écrivent par humeur1 sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.

1. Voyez plus loin (p. 61, no 64) un passage où la Bruyère indique d'une manière plus explicite ce qu'il appelle écrire par humeur. Les auteurs qui écrivent par humeur, ce sont ceux qui tirent d'euxmêmes, de leur cœur et de leur esprit, tout ce qu'ils écrivent.

La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de 18. bonnes choses nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être lues.

Un esprit médiocre croit écrire divinement; un bon esprit croit écrire raisonnablement.

« L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à 19. Zoïle je l'ai fait. Ils l'ont saisi d'abord et avant qu'il ait eu le loisir de les trouver mauvais; il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l'excuse, et je n'en demande pas davantage2 à un auteur; je le plains même d'avoir écouté de belles choses qu'il n'a point faites. >>

Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d'auteur, ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d'autrui: personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage.

Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement 20. touchés de très-belles choses 3.

Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d'un 21. manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son sort

1. VAR. (édit. 1-4): à Zélotes.

2. VAR. (édit. 1-7): Je l'excuse, et n'en demande pas davantage. 3. VAR. (édit. 1-4): d'être touchés vivement de très-belles choses. - «< Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d'avoir du plaisir. » (Molière, la Critique de l'École des femmes, scène vi.)

parmi les habiles: ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières, qu'ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur, il ne s'agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits; on ne vous demande pas, Zelotes, de vous récrier: C'est un chefd'œuvre de l'esprit; l'humanité ne va pas plus loin; c'est jusqu'où la parole humaine peut s'élever1; on ne jugera à l'avenir du goût de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce; phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l'abbaye', nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer. Que ne disiezvous seulement : « Voilà un bon livre ? » Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe et qu'il est traduit en plusieurs langues: il n'est plus temps3. (ÉD. 6.)

1. Le membre de phrase « c'est jusqu'où la parole humaine peut s'élever » a été inséré dans la Se édition. - « La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, écrit Mme de Sévigné en racontant l'une des représentations d'Esther à Saint-Cyr, c'est celle du goût et de l'attention. » (Lettre du 21 février 1689, tome VIII, p. 478.)

2. C'est-à-dire telles que les doivent faire ceux qui sollicitent une pension ou une abbaye.

3. En 1691, date de cet alinéa, les Caractères n'avaient encore été imprimés qu'à Paris, Lyon et Bruxelles; d'autre part, la première traduction, qui fut une traduction anglaise, ne devait paraître qu'en 1698 il n'est pas douteux cependant que la Bruyère ait écrit la réflexion 21 sous l'impression de souvenirs personnels.

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