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peut-être pires, s'ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques; c'est ce qui fait que l'on prêche et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauroient vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis; mais ils devroient rougir d'eux-mêmes s'ils n'avoient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges; outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction; et s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. Quand donc il s'est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu'elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d'ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu'il n'est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l'auteur les doit proscrire: voilà la règle. Il y en a une autre, et que j'ai intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris1; car bien que je les tire souvent de la cour de

éditions modernes ; mais on lit : de leur reprocher, dans toutes les éditions du dix-septième siècle, sauf dans une contrefaçon lyonnaise : sur la variante dont il s'agit voyez au tome IV les pages 39, 43, 161.

1. VAR. (édit. 4): ou les mœurs du siècle que je décris. Après cette seule précaution, et dont on pénètre assez les conséquences.... (voyez ci-après, p. 19). — (Édit. 5-7): ou les mœurs de ce siècle que je décris. Après cette précaution si nécessaire, et dont on pénètre assez les conséquences.... Dans les éditions 5-7, la Bruyère fit imprimer en italique les mots de ce siècle; ce n'était pas assez pour

France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre les hommes en général, comme des raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire1, et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu'on a lu, et ni

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rendre sa pensée complètement claire: aussi la développa-t-il dans la 8e édition. Neuf ou dix mois avant que parût cette édition, Charpentier, recevant la Bruyère à l'Académie, l'avait comparé à Théophraste dans les termes qui suivent : «< Théophraste, lui avait-il dit, a traité la chose d'un air plus philosophique : il n'a envisagé que l'universel; vous êtes plus descendu dans le particulier. Vous avez fait vos portraits d'après nature; lui n'a fait les siens que sur une idée générale. Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent on les devine; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause que ses portraits ressembleront toujours; mais il est à craindre que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur qui vous les avez tirés. » C'est peut-être en souvenir de ce parallèle désobligeant que la Bruyère revint sur sa phrase pour déclarer bien nettement cette fois qu'il avait peint les mœurs des hommes de son temps en général, et non simplement celles de la cour de France, ou même celles des Français.

1. VAR. (édit. 4): Après cette seule précaution. mencement de la note précédente.

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Voyez le com

2. Ici se termine le morceau que la Bruyère avait ajouté dans la 4e édition. Après cette phrase venait la dernière partie de la première préface: « Ce ne sont point au reste des maximes.... » Ce qui suit a été ajouté dans la 5e édition.

plus ni moins que ce qu'on a lu; et si on le peut quelquefois, ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire : sans ces conditions, qu'un auteur exact et scrupuleux est en droit d'exiger de certains esprits pour l'unique récompense de son travail, je doute qu'il doive continuer d'écrire, s'il préfère du moins sa propre satisfaction à l'utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année M.DC.LXXXX, et avant la cinquième édition, entre l'impatience1 de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleure forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns: « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain? >> Des gens sages me disoient d'une part: « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable; vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez: que pourriez-vous faire de mieux? il n'y a point d'année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D'autres, avec beaucoup de raison, me faisoient redouter3 les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j'ai néanmoins de si grands sujets d'être content, et ne manquoient pas de me sug

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1. VAR. (édit. 5): J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé quelque temps entre l'impatience.... - (Édit. 6) : J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année dernière, et avant la cinquième édition, entre l'impatience.... La rédaction qui est restée définitive appartient à la · On a imprimé M.DC.LXXXX, au lieu de M.DC.XC, comme on ferait aujourd'hui, dans toutes les éditions du dix-septième siècle.

7e édition.

2. VAR. (édit. 5): à mon livre toute sa par ces nouveaux et derniers caractères.

rondeur et toute sa forme (Édit. 6 et 7): à mon

livre plus de rondeur et plus de forme par de nouveaux carac

tères.

3. VAR. (édit. 5): m'ont fait redouter. 4. VAR. (édit. 5): et n'ont pas manqué.

gérer que personne presque depuis trente années ne lisant plus que pour lire, il falloit aux hommes, pour les amuser, de nouveaux chapitres et un nouveau titre ; que cette indolence avoit rempli les boutiques et peuplé le monde, depuis tout ce temps, de livres froids et ennuyeux, d'un mauvais style et de nulle ressource, sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation, et lus de même, seulement par leur nouveauté; et que si je ne savois qu'augmenter un livre raisonnable, le mieux que je pouvois faire étoit de me reposer. Je pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés, et je gardai un tempérament qui les rapprochoit : je ne feignis point d'ajouter1 quelques nouvelles remarques à celles qui avoient déjà grossi du double la première édition de mon ouvrage; mais afin que le public ne fût point obligé de parcourir ce qui étoit ancien pour passer à ce qu'il y avoit de nouveau, et qu'il trouvât sous ses yeux ce qu'il avoit seulement envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde augmentation par une marque particulière3;

1. VAR. (édit. 5): Je prends quelque chose de ces deux avis si opposés, et je garde un tempérament qui les rapproche : je ne feins point d'ajouter ici. Voyez ci-dessus, p. 55, note 2.

2. VAR. (édit. 5): mais afin que le public ne soit point obligé de parcourir ce qui est ancien pour passer à [ce] qu'il y a de nouveau, et qu'il trouve sous ses yeux ce qu'il a seulement envie de lire, j'ai pris soin....

3. VAR. (édit. 5): par une marque particulière et telle qu'elle se voit par apostille. Cette marque était un pied de mouche entre de doubles parenthèses: ((¶)). Elle était placée ici en marge dans la préface de la 5e édition et des suivantes, de même que la marque dont il est parlé plus bas voyez la note 2 de la page suivante. Un simple pied de mouche, sans parenthèses, est le signe, comme nous l'avons dit ci-dessus, p. 14, que la Bruyère avait adopté pour séparer les caractères ou les remarques. Ce signe figure donc dans toutes les éditions du dix-septième siècle, en tête de chaque morceau distinct,

je crus aussi qu'il ne seroit pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre plus simple, qui servît à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu'il en voudroit faire; et comme il pouvoit craindre que ce progrès n'allât à l'infini, j'ajoutois à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre. Que si quelqu'un m'accuse d'avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nouvelles remarques, il verra du moins qu'en les confondant avec les anciennes par la suppression entière de ces différences qui se voient par apostille, j'ai moins pensé à

et l'adjonction de parenthèses indique dans la 5o les différences dont il est question ici et deux lignes plus loin.

1. VAR. (édit. 5): j'ai cru aussi.

2. Cette autre marque est un pied de mouche entre de simples parenthèses (T).

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3. VAR. (édit. 5): et comme il pourroit craindre que ce progrès n'allåt à l'infini, j'ajoute.

4. Ici se termine le morceau que la Bruyère ajouta dans la 5e édition. La phrase qui suit a paru dans la 6o.

5. VAR. (édit. 6): en insérant dans cette sixième édition un trèspetit nombre de nouvelles remarques, que j'avoue ingénument n'avoir pas eu la force de supprimer. (Édit. 7) en insérant dans une sixième édition un petit nombre de nouvelles remarques, que j'avoue ingénument n'avoir pas eu la force de supprimer.

6. « Par apostille, » c'est-à-dire à la marge. Voyez ci-dessus, P. 21, note 3. Les signes dont il s'agit n'ont point reparu en effet dans la 6e édition; mais dans les 7o et 8o éditions, la Bruyère indiqua par d'autres moyens les augmentations qu'il avait faites à chacune d'elles. Une table, placée à la fin de la 7o, contenait la liste des augmentations qu'elle avait reçues; une main, figurée en marge, accompagnait dans le cours de la 8e chacun des alinéas nouveaux qu'elle renfermait. La déclaration que l'on vient de lire était donc inexacte, du moins pour cette dernière édition; mais au moment où s'imprimait la feuille qui la contient, la Bruyère ne savait pas en

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