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Il est superflu de démontrer que le succès de la Bruyère ne tenait pas simplement à la curiosité maligne de ses contemporains; mais son livre, nous l'avons déjà reconnu, abondait en portraits de «< gens vivants ». Aussi, quoique les auteurs de clefs se soient très-souvent trompés, devrons-nous tenir compte de leurs interprétations : nous les donnerons dans un Appendice, où elles seront discutées et commentées.

Le texte que nous suivons est celui de la neuvième édition, la dernière qui ait été imprimée du vivant de l'auteur. Nous ne le reproduirons toutefois qu'avec une certaine précaution: les fautes d'impression y sont nombreuses, plus encore que dans toutes les éditions précédentes, et les variantes qui s'y remarquent proviennent parfois d'une distraction des imprimeurs, et non d'une correction de l'auteur.

Pour pénétrer la pensée de la Bruyère, il est souvent utile de connaître la date à laquelle il écrit; il est toujours intéressant d'ailleurs de suivre les développements qu'a reçus son œuvre : aussi, comme MM. Walckenaer et Destailleur, placerons-nous à la fin de chaque alinéa la mention de l'édition où il a paru d'abord, nous dispensant toutefois de donner cette indication pour les alinéas que contient la première édition. Les alinéas que ne suit aucune mention forment donc le texte primitif des Caractères, celui que donnent les trois premières éditions; les indications ED. (édition) 4, 5, 6, 7, 8, permettront de se rendre compte des accroissements successifs de l'ouvrage.

Les additions si fréquentes que désignent ces indications, les corrections si nombreuses qui ont multiplié les variantes, et aussi les cartons que l'on peut remarquer dans les éditions originales1, sont autant de preuves du soin qu'apportait la Bruyère à compléter et à perfectionner son œuvre. La révision à laquelle il a tant de fois soumis les Caractères se révèle encore par les déplacements qu'il faisait çà et là, soit qu'il transportât des réflexions d'un chapitre à l'autre, soit qu'il disposât dans un ordre nouveau les remarques dont se composaient les chapitres. Les déplacements qui ont fait passer des alinéas d'un chapitre à l'autre seront notés au bas

1. Sur les cartons des éditions originales, voyez la Notice biographique, la Notice bibliographique et nos Additions, t. IV.

du texte; les autres sont indiqués dans un tableau spécial, que l'on trouvera dans le tome IV, p. 163-218. Le même tableau présente les modifications qui ont été introduites dans la division des remarques : il arrivait parfois que tel alinéa, qui dans une édition formait une réflexion isolée et distincte, fût réuni dans la suivante à un alinéa voisin, ou qu'au contraire tel alinéa, d'abord uni au voisin, en fût ensuite séparé.

Dans les éditions originales, la division des remarques, qui souvent comprennent plusieurs alinéas, est indiquée par un signe d'imprimerie de forme archaïque, que l'on nomme pied de mouche: au lieu de le reproduire, nous laisserons des blancs entre chaque remarque. Pour rendre plus nette la division et plus faciles les renvois, nous accompagnerons de numéros d'ordre les morceaux dont se compose chaque chapitre, sans toutefois mettre ces numéros en vedette, comme l'a fait Walckenaer: en séparant les caractères ou remarques par des chiffres placés à travers le texte, on détruit, ainsi que l'a justement dit M. Destailleur, cette « suite insensible des réflexions >> dont a parlé la Bruyère dans sa préface.

Les Caractères contiennent çà et là des noms imprimés en petites capitales. « Je nomme nettement les personnes que je veux nommer, toujours dans la vue de louer leur vertu ou leur mérite, dit la Bruyère dans la préface de son discours à l'Académie ; j'écris leurs noms en lettres capitales, afin qu'on les voie de loin et que le lecteur ne coure pas risque de les manquer. » Et en effet il a écrit en capitales, non point tous les noms qui ne sont pas imaginaires, car il en est d'historiques qui sont en italique ou en romain, mais tous ceux sur lesquels il veut appeler l'attention d'une façon particulière.

Un nombre plus considérable de noms propres est en italique. Tous les noms de fantaisie, tous les noms « en l'air, » comme eût pu dire Molière, sont imprimés de cette manière dans les premières éditions, où ils sont d'ailleurs assez rares; plus tard, lorsque ces noms se multiplient, on n'imprime plus qu'une seule fois en italique ceux qui s'introduisent dans les Caractères: s'ils reviennent dans le même morceau, ils sont imprimés en romain; un peu plus tard encore, ceux-là mêmes qui ont figuré dans la première édition sont, comme les nouveaux, soumis à cette règle uniforme: impression en italique lorsqu'ils

apparaissent pour la première fois dans un portrait, impression ordinaire quand ils y sont répétés 1.

La Bruyère imprime également en italique les expressions nouvelles, ou du moins prises dans une acception nouvelle, les expressions familières, celles sur lesquelles il veut insister. Certains mots, imprimés d'abord en italique, ont cessé de l'être à la huitième édition, ou quelquefois plus tôt. La raison de ces modifications n'apparaît pas toujours clairement aux yeux du lecteur: sans doute il a pu arriver qu'une expression, employée avec un sens particulier en 1687 ou 1689, entrât assez rapidement avec ce même sens dans le langage commun, pour que la Bruyère s'abstint quelques années plus tard de la souligner; mais on ne peut expliquer par des raisons tirées de l'histoire de la langue toutes les modifications de ce genre que contiennent les éditions originales. A-t-il fallu tenir compte de l'embarras où pouvait se trouver une imprimerie dont les casiers étaient peu garnis? Voyant s'accroître le nombre des mots soulignés, Michallet a-t-il obtenu de la Bruyère qu'il restreignît l'usage des italiques, sinon pour éviter aux compositeurs un surcroît de travail, du moins pour ne pas contraindre l'imprimerie à faire graver de nouveaux caractères? Quoi qu'il en soit, en même temps qu'il adoptait pour les noms de fantaisie la règle que nous venons d'indiquer, et qu'il enlevait les italiques aux prénoms, à divers noms de lieux ou de personnages connus, à bon nombre d'expressions primitivement soulignées, la Bruyère usait quelquefois encore de ces mêmes lettres dans les additions qu'il faisait à son livre, et même les employait pour quelques-uns des mots qu'il avait imprimés en lettres ordinaires dans les premières éditions. A l'exception de ceux qui portent sur les noms fictifs et de quelques autres de minime importance, ces divers changements seront relevés au bas des pages: il n'est pas sans intérêt en effet de savoir quels mots la Bruyère a cru devoir souligner dans toutes ses éditions, pour

1. Cette règle a été suivie dans la plupart des éditions modernes des Caractères, et nous l'adopterons nous-même : sauf indication contraire, nous reproduirons les dispositions typographiques de la ge édition, dans la mesure où le permettent les habitudes de la typographie moderne.

quels autres il a cru pouvoir abandonner à certain moment l'usage des italiques, et enfin pour quelles expressions il a regretté de ne s'en être pas servi tout d'abord.

Peut-être trouvera-t-on que nous notons avec trop d'insistance des minuties bibliographiques; mais s'il est un livre où toute minutie de ce genre doive appeler l'attention d'un éditeur, c'est celui que nous réimprimons. Les preuves abondent que la Bruyère attachait une sérieuse importance aux indications qu'il donnait à l'imprimerie, et que s'il n'était pas plus attentif que la plupart de ses contemporains à corriger les fautes qui se glissaient dans ses épreuves, il ne permettait pas du moins que l'imprimeur disposât son livre d'une manière arbitraire la surveillance qu'il exerçait à cet égard nous impose le devoir d'étudier en leurs moindres détails les éditions qu'il a publiées lui-même.

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JË1 rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connoît quelquesuns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher3: ils seroient

1. Dans les trois premières éditions, la préface des Caractères se réduit aux deux premières et aux trois dernières phrases de l'introduction qu'on va lire. Remaniée et augmentée dans les éditions suivantes, elle reçut dans la 8e sa forme définitive. Les retouches successives qu'elle a subies y ont introduit, comme on le pourra voir, quelque confusion. Nous rappellerons qu'il faut rapprocher de cette préface, pour la compléter, une partie du Discours sur Théophraste, et quelques passages de la préface du discours prononcé par la Bruyère à l'Académie française.

2. Après ce début, l'auteur continue ainsi dans les trois premières éditions: « Ce ne sont point des maximes que j'aie voulu écrire : elles sont, etc. » Voyez ci-après, p. 23, note 1.

3. De le leur reprocher, dans les éditions de Coste et dans plusieurs

LA BRUYÈRE, II.

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