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de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et qu'il y auroit de l'imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n'auroit été qu'une fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu'on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où l'on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres.

5.

Pourquoi on

douter des démonstrations de mathématique.

Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même peut aussi des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore que d'eux-mêmes ils soient assez manifestes, à cause qu'il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières; mais principalement parceque nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qu'il lui plaît, et que nous ne savons pas encore si peut-être il n'a point voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même dans les choses que nous pensons le mieux connoître: car,

6.

Que nous a

arbitre qui

fait que nous

puisqu'il a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi qu'il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourroit-il pas permettre que nous nous trompions toujours? Et si nous voulons feindre qu'un Dieu tout-puissant n'est point l'auteur de notre être, et que nous subsistons par nousmêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d'autant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés.

Mais quand celui qui nous a créés seroit toutvons un libre puissant, et quand même il prendroit plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas d'éprouver en nous pouvons nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu'il croire les cho- nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne conempêcher d'è noissons pas bien, et ainsi nous empêcher d'être jamais trompés.

abstenir de

ses douteuses,

et ainsi nous

tre trompés.

7.

Que nous ne

saurions dou

ter sans être,

et que cela est

la première connoissance

Pendant que nous rejetons ainsi tout ce dont nous pouvons douter le moins du monde, et que nous feignons même qu'il est faux, nous supposons facilement qu'il n'y a point de Dieu, ni de certaine qu'on ciel, ni de terre, et que nous n'avons point de corps; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses: car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui

peut acquérir.

pense n'est pas
véritablement au même temps qu'il
pense, que, nonobstant toutes les plus extrava-
gantes suppositions, nous ne saurions nous empê-
cher de croire que cette conclusion, Je pense, donc
je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première
et la plus certaine qui se présente à celui qui con-
duit ses pensées par ordre.

Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connoître la nature de l'âme, et qu'elle est une substance entièrement distincte du corps : car, examinant ce que nous sommes, nous qui sommes persuadés maintenant qu'il n'y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connoissons manifestement que, pour être, nous n'avons pas besoin d'extension, de figure, d'être en aucun lieu, ni d'aucune autre semblable chose que l'on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu'elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu'il y ait aucun corps au monde, et que nous savons certainement que nous pensons.

Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi

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10.

Qu'il y a des notions d'el

claires qu'on

en les voulant

sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j'infère de là que je suis; si j'entends parler de l'action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n'est pas tellement infaillible, que je n'aie quelque sujet d'en douter, à cause qu'il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n'ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place; car cela m'arrive quelquefois en dormant, et le même pourroit peut-être m'arriver encore que je n'eusse point de corps : au lieu que si j'entends parler seulement de l'action de ma pensée ou du sentiment, c'est-à-dire de la connoissance qui est en moi, qui fait qu'il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n'en puis douter, à cause qu'elle se rapporte à l'âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.

Je n'explique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont je fais état de me les-mêmes si servir ci-après; car je ne pense pas que, parmi ceux les obscurcit qui liront mes écrits, il s'en rencontre de si studéfinir à la fa- pides qu'ils ne puissent entendre d'eux-mêmes ce et qu'elles ne que ces termes signifient. Outre que j'ai remarqué s'acquièrent que les philosophes, en tâchant d'expliquer par l'étude, mais les règles de leur logique des choses qui sont manaissent avec nifestes d'elles-mêmes, n'ont rien fait que les obscur

çon de l'école,

point par

nous.

cir; et lorsque j'ai dit que cette proposition, je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n'ai pas pour cela nié qu'il ne fallût savoir auparavant ce que c'est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables: mais, à cause que ce sont là des notions si simples que d'elles-mêmes elles ne nous font avoir la connoissance d'aucune chose qui existe, je n'ai pas jugé qu'on en dût faire ici aucun dénombrement.

Or, afin de savoir comment la connoissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu'elle est incomparablement plus évidente, et telle qu'encore qu'il ne fût point, nous aurions raison de conclure qu'elle ne laisseroit pas d'être tout ce qu'elle est ; nous remarquerons qu'il est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant n'a aucunes qualités ni propriétés qui lui appartiennent, et qu'où nous en apercevons quelques unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous connoissons d'autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle davantage de propriétés or il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu'en aucune autre chose que ce puisse

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