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69. Quon con

noit tout au

trement les

que les couleurs et les

douleurs, etc.

en quelqu'un de ses membres; car c'est de même que s'il nous disoit qu'il voit ou qu'il sent quelque chose, mais qu'il ignore entièrement quelle est la nature de cette chose, ou bien qu'il n'a pas une connoissance distincte de ce qu'il voit et de ce qu'il sent. Car encore que, lorsqu'il n'examine pas ses pensées avec attention, il se persuade peut-être qu'il en a quelque connoissance, à cause qu'il suppose que la couleur qu'il croit voir dans un objet a de la ressemblance avec le sentiment qu'il éprouve en soi, néanmoins, s'il fait réflexion sur ce qui lui est représenté par la couleur ou par la douleur, en tant qu'elles existent dans un corps coloré ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans doute qu'il n'en a pas de connoissance.

Principalement s'il considère qu'il connoît bien d'une autre façon ce que c'est que la grandeur grandeurs, les dans le corps qu'il aperçoit, ou la figure, ou le figures, etc., mouvement, au moins celui qui se fait d'un lieu en un autre (car les philosophes, en feignant d'autres mouvements que celui-ci, ont fait voir qu'ils ne connoissoient pas bien sa vraie nature), ou la situation des parties, ou la durée, ou le nombre, et les autres propriétés que nous apercevons clairement en tous les corps, comme il a été déjà remarqué; que non pas ce que c'est que la couleur dans ce même corps, ou la douleur, l'odeur, le goût, la saveur, et tout ce que j'ai dit devoir être attribué au

sens. Car encore que voyant un corps nous ne
soyons pas moins assurés de son existence par la
couleur que nous apercevons à son occasion que
par la figure qui le termine, toutefois il est cer-
tain que
nous connoissons tout autrement en lui
cette propriété qui est cause que nous disons qu'il
est figuré que celle qui fait qu'il nous semble qu'il
est coloré.

Il est donc évident, lorsque nous disons à quelqu'un que nous apercevons des couleurs dans les objets, qu'il en est de même que si nous lui disions que nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et fort manifeste qu'on nomme le sentiment des couleurs. Mais il y a bien de la différence en nos jugements. Car, tant que nous nous contentons de croire qu'il y a je ne sais quoi dans les objets (c'est-à-dire dans les choses telles qu'elles soient) qui cause en nous ces pensées confuses qu'on nomme sentiments, tant s'en faut que nous nous méprenions, qu'au contraire nous évitons la surprise qui nous pourroit faire méprendre, à cause que nous ne nous emportons pas sitôt à juger témérairement d'une chose que nous remarquons ne pas bien connoître. Mais lorsque nous croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n'ayons aucune connoissance dis

7༠.

Que nous

pouvons ju

façons des

choses sensibles, par l'une desquelles nous tombons

en l'erreur, et

par l'autre nous l'évi

tons.

71.

mière et prin

de nos erreurs

gés de notre

enfance.

tincte de ce que nous appelons d'un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre pensée; néanmoins, parceque nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la figure, le nombre, etc., qui existent en eux de la même sorte que nos sens ou plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu'on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet et qui ressemble entièrement à la couleur qui est en notre pensée; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce que nous n'apercevons en aucune façon appartenir à sa nature.

C'est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos Que la pre- erreurs. A savoir pendant les premières années de cipale cause notre vie, que notre âme étoit si étroitement liée sont les préju- au corps, qu'elle ne s'appliquoit à autre chose qu'à ce qui causoit en lui quelques impressions, elle ne considéroit pas encore si ces impressions étoient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentoit de la douleur lorsque le corps en étoit offensé, ou du plaisir lorsqu'il en recevoit de l'utilité, oubien, si elles étoient si légères que le corps n'en reçût point de commodité, ni aussi d'incommodité qui fût impor

tante à sa conservation, elle avoit des sentiments tels que sont ceux qu'on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l'endroit du cerveau, auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevoit aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu'elle ne prenoit pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui sembloient exister ou du moins pouvoir exister hors de soi, bien qu'elle n'y remarquât pas encore cette différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge, et que notre corps, se tournant fortuitement de part et d'autre par la disposition de ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l'âme, qui lui étoit étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu'il rencontroit ou évitoit, a remarqué premièrement qu'elles existoient au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les mouvements, et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps, et qu'elle concevoit fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de quelques choses, mais encore

les couleurs, les odeurs, et toutes les autres idées de ce genre qu'elle apercevoit aussi à leur occasion; et comme elle étoit si fort offusquée du corps qu'elle ne considéroit les autres choses qu'autant qu'elles servoient à son usage, elle jugeoit qu'il y avoit plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu'il causoit lui sembloient plus ou moins fortes. De là vient qu'elle a cru qu'il y avoit beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que dans l'air ou dans l'eau, parcequ'elle y sentoit plus de dureté et de pesanteur; et qu'elle n'a considéré l'air non plus que rien lorsqu'il n'étoit agité d'aucun vent, et qu'il ne lui sembloit ni chaud ni froid. Et parceque les étoiles ne lui faisoient guère plus sentir de lumière que des chandelles allumées, elle n'imaginoit pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paroît au bout d'une chandelle qui brûle. Et parcequ'elle ne considéroit pas encore si la terre pouvoit tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d'une boule, elle a jugé d'abord qu'elle étoit immobile, et que sa superficie étoit plate. Et nous avons été par ce moyen si fort prévenus de mille autres préjugés, que, lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance; et au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps

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