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à la fois, et le vide qui s'ouvre devant eux, ils ne l'envisagent qu'avec une sorte d'effroi, une indéfinissable préoccupation.

Aujourd'hui, Messieurs, j'éprouve quelque chose de semblable au milieu de vous. Cette réunion plus solennelle que toutes les autres, et que viennent honorer de leur présence les hommes éminents de la cité, c'est aussi la dernière des séances que nous aurons tenues cette année. Pendant plusieurs mois, il ne sera plus donné aux membres de cette Académie de se réunir régulièrement à des jours marqués, de mettre en commun le fruit de leurs travaux et de leurs recherches, d'échanger entre eux ces témoignages de confiance, d'affection, de cordialité qui répandent un charme si puissant sur leurs réunions scientifiques et littéraires. Plus que tout autre, Messieurs, je dois ressentir cette privation, parce que personne plus que moi n'avait à profiter de cet utile et agréable commerce. Vous ne serez donc pas surpris que, tout entier à cette pensée, dans le peu de mots que je dois vous adresser aujourd'hui selon l'usage, je m'attache tout particulièrement à retracer les caractères, à faire ressortir les avantages de l'amitié littéraire et intellectuelle. J'ai dû, Messieurs, ne pas entreprendre un sujet plus vaste et plus relevé. Il y aurait présomption de ma part à affecter le langage de l'érudition et de la science. Il me convient tout au plus de parler celui du cœur. Ses exigences sont moins sévères et ce sera pour moi un moyen de plus de me concilier votre indulgence.

De tout temps, on a cherché à pénétrer les mystères de l'amitié. C'est un sentiment si doux pour chacun en particulier, si précieux pour la Société tout entière, que les esprits profonds et méditatifs n'ont pu manquer d'en faire l'objet de leurs réflexions et de leurs recherches. Tout le

monde connaît la haute idée qu'avait conçue de l'amitié le divin Platon, ce génie supérieur qui sonda si profondément les secrets de l'ame et de la pensée, et il n'est, non plus, personne d'entre vous, Messieurs, qui n'ait lu et relu avec délices le traité composé sur cette matière par l'homme à jamais illustre que Rome proclama tout à la fois le prince de ses orateurs et de ses philosophes.

Mais, comme il arrive toujours dans ces sortes de recherches, chacun a jugé de l'amitié selon le système de philosophie qu'il avait précédemment adopté, et de là sont venus les différents aspects sous lesquels elle s'est présentée à ceux qui ont voulu l'étudier à fond, et se former une juste idée de ses motifs et de ses principes.

La philosophie sensualiste n'a vu dans l'amitié qu'un calcul d'intérêt personnel. Pour elle, ce qui lie les hommes, c'est uniquement le besoin qu'ils ont les uns des autres, et leur amitié s'accroît, elle prend plus d'intensité, si je puis m'exprimer de la sorte, à mesure qu'ils espèrent mutuellement pouvoir se rendre de plus importants ser

vices.

Plus pure et plus désintéressée, la philosophie idéaliste a conçu aussi de l'amitié une idée plus noble et plus relevée. Elle en place le principe dans la sympathie qui se manifeste invinciblement entre les esprits, lorsqu'ils se trouvent avoir les mêmes vues, les mêmes affections, les mêmes désirs. Plus cette conformité de vues et de pensées est parfaite, plus aussi l'amitié qui les unit devient intime. et indissoluble.

Enfin, des ames plus grandes encore ont conçu de l'amitié une plus grande idée. Il leur semble que c'est trop rétrécir ce noble sentiment que de le faire seulement consister

dans ces jouissances intellectuelles, d'ailleurs si pures, mais enfin qui se réduisent toujours à la satisfaction personnelle. Pour ces ames généreuses, il faut à la vraie amitié un but plus vaste, plus désintéressé, plus universel. Pour elles, l'amitié c'est l'union intime de plusieurs volontés qui se combinent ensemble pour opérer le bien. Elles se savent gré mutuellement de leurs efforts communs, elles se réjouissent réciproquement de leurs succès, et c'est là que se trouve le lien de leur amitié, c'est là ce qui en produit tous les charmes, toutes les délices.

Il n'entre pas dans mon dessein, Messieurs, de discuter ici le mérite respectif de ces explications philosophiques. S'il en est une qui doive être préférée, votre choix, j'en suis sûr, est déjà arrêté d'avance. L'amitié qui vous paraît surtout digne de vos hommages, c'est celle qui, dans son principe et dans ses motifs, se montre la plus généreuse, la plus dégagée des étroites préoccupations de l'égoïsme.

Mais, sans entrer dans ces discussions, sans rien préjuger sur ces théories, je crois pouvoir avancer que l'amitié littéraire et intellectuelle réalise tout ce qu'il y a de grand et de noble dans ces opinions diverses, et, après la charité chrétienne avec laquelle d'ailleurs elle se confond, lorsque la religion vient l'ennoblir et la consacrer, je ne vois pas de sentiment humain plus propre à en remplir toutes les exigences.

D'abord, elle a pour mobile, si vous le voulez, l'intérêt particulier, mais un intérêt bien plus pur, bien plus relevé que celui qui forme les autres associations humaines. Ces hommes de lettres, ces hommes de science qui se réunissent, qui se recherchent les uns les autres, quel but

croyez-vous qu'ils se proposent, lors même qu'ils n'envisageraient que leur intérêt personnel? Ce qu'ils veulent se procurer, est-ce l'argent? est-ce la fortune? est-ce seulement le bien-être physique, l'unique ambition des ames vulgaires? Non, Messieurs, une pensée plus digne domine dans ces ames pour lesquelles l'esprit vaut infiniment mieux que la matière. Ce qu'elles se proposent, c'est de s'éclairer, de s'instruire de plus en plus, c'est d'ajouter à la somme des connaissances qu'elles ont déjà acquises par elles-mêmes, des connaissances plus abondantes encore, fruit du travail des autres intelligences avec lesquelles il leur est donné d'entretenir un commerce intime et familier. Voilà, Messieurs, une des sources principales de cette attraction mutuelle des esprits qui cherchent ainsi à se compléter les uns les autres; et de même que dans la Société matérielle, tous ont besoin de tous, de même aussi, dans la Société des intelligences, chacun sent que, pour la réalisation de ses propres désirs, il ne suffit pas de ses seuls efforts, mais qu'il lui faut encore le concours des autres.

C'est là, Messieurs, la base, la raison de ce qu'on a si bien nommé le commerce des sciences et des lettres.

Et, chose bien remarquable, ce sont précisément les esprits supérieurs qui ressentent plus vivement, qui avouent avec plus de franchise ce besoin d'autrui. La médiocrité ne voit d'ordinaire rien autre chose que ce qu'elle croit posséder; sur tout le reste, elle se montre trop souvent jalouse, dédaigneuse; le vrai mérite, jamais. Son caractère le plus marqué, c'est une indulgence toute bienveillante. Il ne rougit pas de recevoir de celui qui a bien moins que lui. Il fait peu d'attention à ce que présentent d'imparfait les productions de ceux qui sont loin de l'égaler

en pénétration et en génie, et ne leur sait pas moins gré de lui avoir suggéré quelquefois des pensées utiles. L'ignorant foule aux pieds avec dédain le sable répandu sur les rives de certains fleuves; le savant l'examine, l'analyse avec attention, et bientôt il en extrait des parcelles d'or, et, de ces parcelles d'or, il compose des objets précieux où le mérite de l'art le dispute avec succès à la valeur de la matière.

Considérée sous ce premier point de vue, l'amitié intellectuelle se montre déjà assez recommandable. Elle peut déjà, à plus d'un titre, se poser en face des autres affections humaines et leur disputer la prééminence. Cependant, nous n'avons considéré encore qu'en partie et ses avantages et ses douceurs. En se liant avec ceux dont le commerce peut leur être si utile, les hommes voués aux lettres et aux sciences ne se proposent pas seulement de tirer profit de leurs connaissances, mais encore ils y trouvent une occasion précieuse de satisfaire une noble passion qui les anime, passion impérieuse, qui, si elle ne trouvait enfin à se reposer sur son objet, ferait à jamais le tourment de leur vie.

Il est, Messieurs, un sentiment commun à toutes les ames qui ont su conserver leur propre dignité, et ne pas déchoir de la haute position où Dieu les a placées. Ce sentiment, c'est l'amour du beau et du vrai, et, par cela même, de l'utile, qui, bien entendu, n'est autre chose que le beau et le vrai combinés ensemble.

Donnez-moi un homme vraiment homme, vraiment philosophe, et vous verrez, qu'en lui, cette pensée domine toutes les autres. Non seulement il aime le beau et le vrai pour son propre compte, mais encore, ce même amour, il veut le trouver dans les autres, et tout ce qui ne le pos

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