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au cœur même de la critique la plus rigoureuse et la plus sèche; et, de temps en temps, ur cri douloureux ou une brusque secousse nous avertit que cette intelligence supérieure, qui semblait oublier son corps, a senti les pointes de la souffrance et la menace de la mort.

S'il ne s'agissait que d'exposer la thèse de Pascal et ce qu'on peut appeler son système de philosophie, il n'y a rien à faire pour cela, car c'est ce qui a été fait admirablement par lui-même. Ce système était déjà formé et arrêté dans son esprit avant qu'il eût rien écrit des Pensées ni qu'il songeât à les écrire; il l'a développé à l'époque même où il entra à Port-Royal, dans ce fameux entretien avec M. de Saci, que Fontaine nous a conservé (voyez page xxIII). C'est là qu'il se place entre les deux espèces de philosophie qui, dit-il, se partagent le monde : d'un côté, celle des sages, des vertueux, des stoïciens, qui serait la sienne s'il n'était chrétien, car l'homme naturel est stoïcien dans Pascal; de l'autre, celle des douteurs, des railleurs, des relâchés, épicuriens et pyrrhoniens, tels que Montaigne. Et après avoir montré que ces philosophies ne sauraient ni subsister l'une sans l'autre ni s'accorder l'une avec l'autre, de manière qu'il n'y a pas, ce semble, de sagesse possible pour l'esprit humain, il trouve dans la religion, c'est-à-dire dans le dogme de la chute et de la grâce, qui est pour lui toute la religion, une sagesse supérieure où il lui paraît que les principes qui semblaient incompatibles se concilient et mettent une double vérité à la place d'une double erreur. Il faut se reporter à cet entretien ; il contient la clef des Pensées, il en est, comme je l'ai dit ailleurs, la véritable introduction (a).

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(a) Le système, la méthode philosophique de Pascal, prise abstraite. ment, a été analysée et discutée d'une manière supérieure dans l'articl Pascal du Dictionnaire des sciences philosophiques (par M. Franck).

Géométrie et passion, voilà tout l'esprit de Pascal, voilà aussi toute son éloquence. Il veut qu'on exprime rigoureusement la vérité telle qu'elle est, de manière qu'il n'y ait rien de trop ni rien de manque (XXIV, 87), point de fausses beautés (VII, 24, 35), rien pour la convention et pour l'art fibid., 22), rien qui masque (20), qu'on voie l'homme, et non pas l'auteur (28); il ne craindra pas de répéter le mot qui convient, plutôt que d'en employer un moins juste (21); tout ce qui serait luxe est retranché (xxv, 25): s'il y a une élégance pour Pascal, ce n'est guère que dans le sens où les mathématiciens emploient ce mot. Cette élégance exacte est laborieuse en morale, car la vérité est une pointe subtile (III, 3, p. 42), où on a grand'peine à bien toucher. Aussi les procédés qu'il affectionne sont les distinctions et les oppositions qui sont comme les instruments de précision de l'esprit. Il retourne et tourmente son idée jusqu'à ce qu'il la rende de la façon qui la dégage le mieux, et cela se fait non-seulement par le choix des termes, mais par l'ordre; c'est pourquoi il n'y a rien de plus important que l'ordre à ses yeux, ni rien de plus difficile. « Je sais un peu ce que c'est, et com» bien peu de gens l'entendent, » (XXV, 108, et VII, 9.) Il l'achetait par un travail opiniâtre, au point de refaire souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première (Préface de l'édition de PortRoyal). Tousles fragments un peu considérables des Pensées sont chargés de ratures et de corrections dans le cahier autographe. Si Pascal a peu écrit, et jamais rien d'étendu, ce n'est pas seulement, je crois, parce que la santé lui a manqué, mais aussi parce qu'il exerçait sur sa pensée une rigueur de critique qui le rendait trop malaisé à contenter, et par laquelle l'exécution d'un grand ouvrage devenait un travail au-dessus des forces humaines. On dit tous les jours que, s'il eût achevé les Pensées, il eût fait un livre incom

parable, mais on peut douter que ce livre, si difficile, et qu'il aurait recommencé sans cesse, eût été jamais fini.

Du reste, il ne poursuit pas si ardemment le vrai pour le vrai seul, mais en vue du bon et de l'honnête. On a mauvais goût, selon lui, et mauvais sens, parce qu'on manque de cœur : la règle est l'honnêteté (xxiv, 94). Pour lui, on sait quel cœur et quelle généreuse passion animait sa vie et sa parole. Mais la passion dans Pascal, comme la logique, a un caractère à part; elle est austère, elle est concentrée; elle consume intérieurement plutôt qu'elle n'embrase. Certes, le style de Bossuet est bien ferme et bien sévère, mais pourtant quelle abondance et quel flot toujours montant, je ne dis pas de paroles, je dis de sentiments et d'images! Pascal n'a pas cette plénitude du plus grand des orateurs; son élan ne se soutient pas si longtemps, et ne soulèverait pas le poids d'une œuvre comme le Discours sur l'histoire universelle, ou l'Histoire des variations des églises protestantes. Il n'éprouve guère certains sentiments, tels que l'admiration, qui épanouissent l'âme, et donnent des ailes à la parole; il n'écrirait pas l'oraison funèbre de Condé, il ne donne pas de pareilles fêtes à l'oreille, à l'imagination et au cœur. Là c'est une véhémence qui commande tout d'abord l'émotion, et qui à chaque parole la nourrit et l'augmente; ici c'est un raisonnement froid et sec en apparence, mais d'où il part tout à coup des mots qui font tressaillir. Bossuet est comme un général qui déploie son armée dans la plaine pour une grande bataille; tout est mouvement, tout est bruit : Pascal livre un combat singulier, rapide et silencieux, mais furieux et terrible. Tous deux ont des attendrissements et des larmes, mais il semble que celles de Bossuet raìraîchissent le cœur, et que celles de Pascal le brûlent. La foule est plus aisément touchée par Bossuet, comme plus aisément convaincue; mais certaines âmes d'une trempe plus dure

sont moins pénétrées par ses discours: ceux de Pascal mordent sur les plus âpres. Bossuet enfin est toujours le maître de son pathétique comme de son argumentation; ce sont des forces dont son éloquence s'aide librement : celle de Pascal semble quelquefois emportée invinciblement comme par un poids, et n'en est que plus irrésistible. Dans ces Pensées, qu'il jette sur le papier pour lui seul, et où la passion qui le possède s'épanche sans obstacle, elle lui fait rencontrer de temps en temps un sublime où Bossuet lui-même n'atteint pas. Ces fragments épars, espèces d'oracles de l'esprit qui s'agite en lui, sont quelquefois d'une beauté et d'une originalité de style incomparables, et il faut dire avec M. Sainte-Beuve : « Pascal, admirable écrivain quand » il achève, est peut-être encore supérieur là où il fut inter» rompu (a). »

Le commentaire qui va suivre présente assez d'analyses du style de Pascal, pour qu'il soit inutile d'en dire davantage ici. Je m'y suis attaché à expliquer ces expressions qu'on appelle créées, en montrant comment un esprit profond ou une âme transportée les crée en effet a son image. Voltaire s'est permis de dire que Pascal est à la fois dans les Pensées « un homme très-éloquent et un mauvais modèle » d'éloquence. » Ce propos n'est ni convenable ni juste, mais il a raison quand il ajoute qu'il ne faut pas se mêler de vouloir écrire de ce style, à moins qu'on n'ait un génie de la même trempe. C'est un excellent avis à donner à la jeunesse, et qu'il faut répéter à plus forte raison aujourd'hui, puisque les modifications qu'on avait faites au texte de Pascal pour le faire parler un peu plus comme tout le monde ont disparu définitivement, et que ces fragments, arrachés à la mort, nous sont rendus, non-seulement avec toutes

est clair que cela s'entend de l'expression isolée, de ce qu'on appelle le trait, et non de la composition et de l'ensemble.

sortes d'incorrections, mais encore avec telle audace ou telle étrangeté, que l'auteur n'a pas avouée et qu'il aurait peut-être adoucie. Mais Pascal est le plus excellent des modèles, pourvu qu'on se propose en l'étudiant de rester soimême, et non pas d'être Pascal; son éloquence n'est qu'à lui, mais tout le monde peut prendre sa part de sa rhétorique. Appliquer son esprit à discerner le vrai et à l'aimer; ne rien dire qu'on ne le conçoive bien et qu'on ne s'y intéresse; ne priser une expression qu'autant qu'elle est lumineuse et sentie; travailler à éclaircir ses idées, et s'y échauffer jusqu'à ce qu'on s'assure qu'elles paraîtront suffisamment claires aux autres, et qu'ils seront touchés de ce dont on est touché soi-même; se soutenir dans ce travail pénible par le zèle, par l'amour du bien qu'on peut faire et de la cause qu'on peut servir: voilà ce que nous pouvons tous apprendre dans Pascal, non pas sans doute pour le faire comme il l'a fait, mais chacun dans notre mesure et suivant nos forces.

M. Cousin, dans son livre Des Pensées de Pascal, pages 245 et suivantes, a signalé les formes dramatiques que Pascal se proposait d'employer en divers endroits de son livre pour rompre la monotonie d'une exposition didactique. Je n'ai rien à ajouter là-dessus aux belles réflexions de M. Cousin (a). Mais c'est ici qu'il faut rappeler encort l'étonnant dialogue du Mystère de Jésus (page 471): « Je » pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes » de sang pour toi... Veux-tu qu'il me coûte toujours du » sang de mon humanité sans que tu donnes des larmes?... » Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la » fin. Mais c'est moi qui guéris et rends le corps immortel.... » Et tout le reste. Est-ce là ce raisonneur et ce géo

(a) Voici les endroits des Pensées où on trouvera la trace de ees intentions de Pasoch page 482, note 4; page 492. note ♣; et XXV, 409-444.

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