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Le Loup reprit : que me faudra-t-il faire ? Presque rien, dit le chien; donner la chasse aux gens

Portans bâtons, et mendians;

Flatter ceux du logis, à son maître complaire,
Moyennant quoi, votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse.
Le Loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse (6). Chemin faisant, il vit le cou du Chien pelé:

Qu'est-ce là, lui dit-il (7)?-Rien.-Quoi! rien.-Peu de chose. - Mais encor? - Le colier dont je suis attaché (8), De ce que vous voyez est peut-être (9) la cause. Attaché, dit le Loup, vous ne courez donc pas Où vous voulez?-Pas toujours; mais qu'importe? - Il importe si bien que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrois pas même à ce prix un trésor (10).
Cela dit, maître Loup s'enfuit et court encor (11).

(Depuis La Fontaine ). FRANÇ. Benserade, f. 41. Fables choisies d'Esopeen chans. f. 16. Fables de La Fontaine en chans. L. III. f. 46.

NOTES D'HISTOIRE NATURELLE.

LE LOUP. Sa conformation extérieure lui donne quelques rapports avec le Chien : sa ressemblance ne va pas plus loin. Animal farouche et carnassier, il vit dans les bois d'où il ne sort que pour venir surprendre les animaux dont il se nourrit. C'est sur-tout quand il est pressé par la faim qu'il devient cruel et redoutable aux troupeaux,

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aux bergers eux-mêmes et aux autres habitans des

campagnes.

LE CHIEN est le plus familier de tous les animaux domestiques, il est le symbole de la fidélité; c'est à lui que nous confions la garde de nos maisons. Il y en a de différentes espèces, toutes distinguées par des noms différens. Le gròs Chien de basse-cour se désigne par le mot mátin, transporté de la basse latinité dans le langage ordinaire.

OBSERVATIONS DIVERSES.

(1) Tant les Chiens faisoient bonne garde. Le poète se hâte de commencer son récit : voilà pourquoi la connexion des idées n'est qu'indiquée. Le Loup vit de sa chasse; il est condamné à faire maigre chère quand le gibier dont il fait sa proie est bien défendu.

(2) Poli, comme on dit: luisant de graisse. Emprunté de l'ancien langage. Le poète Villon avoit dit :

Corps féminin qui tant es tendre,

Poli, souef (suave), et gracieux.

Qui s'étoit fourvoyé ( égaré ); on disoit autrefois forvoyer, être hors de son chemin. Jean de Meun dans le Roman de la Rose:

Sous les arbres sans forvoyer. (Vers 1297.)

L'observation du poète n'a rien d'oiseux; la rencontre du Chien en liberté, ne contredit point son état habituel d'esclavage; n'est libre que par hasard, par contre-bande.

il

(3) Peu de traits de ce joli tableau qui n'aient été dérobés par quelque moderne. M. l'abbé Aubert parlant d'un brochet:

Celui-ci n'étoit pas de taille

A se laisser avaler aisément. ( Liv. VI. fab. 19. ).

(4) Ce Loup rencontre, etc. Tout ce récit est admirable. Chiens et loups sont ennemis par instinct; ils ne se rencontrent pas sans en venir aux prises. Mais ici la partie n'étoit pas égale, le Loup l'a bien senti; il tient conseil en lui-même; en conséquence du plan arrêté, le Loup donc l'aborde : c'est au plus foible à faire

les

peu,

les avances. Son air humble désarme son ennemi, il s'insinue dans son esprit par des complimens, amorce à laquelle on résiste mais de ces complimens qui naissent d'eux-mêmes de l'admiration. La Fontaine est le premier qui ait su transporter ainsi dans la fable, la peinture des mœurs et de la société. C'est le Molière de l'apologue.

(5) La réponse du Chien laisse percer jusque dans sa simplicité et son apparente bonhomie, un certain air de protection qui se reconnoît à son langage familier, à ses conseils pressans, à l'accumulation des termes méprisans dont il qualifie la condition du Loup. Vos pareils est bien plus délicat que si l'application étoit directe. Cancres, malheureux à qui rien ne réussit, qui semblent, comme l'écrevisse, reculer au lieu d'avancer: cet homme est un gueux, un pauvre cancre (Wailly, Trévoux, etc.) Heres, même sens On écrivoit autrefois haire; sur une ancienne inscription rapportée par l'abbé Massieu ( Hist. de la Poésie franç. p. 302.), on lisoit :

Haires, cagots, caffards, etc.

Ce mot vient sans doute de l'allemand herr, qui l'avoit emprunté du latin herus, pauvre seigneur. Er ist nicht weit herr, il ne vaut pas grand'chose (proverbe allemand). Depuis il est devenu commun :

Un pauvre here et son grison

Avoient à jeun fait longue route.

Rich. Martelli, Liv. II. fab. 11.

Un autre fabuliste retranche l'épithète :

Sommes-nous pas égaux?

On étrangle le here,

Le Jeune. (Liv. IV. fab. 7. )

Point de franche lippée, etc. Ce que les lèvres (Lipp, vieux mot saxon et français) peuvent saisir. Franc, exempt de combat, sans obliger de tirer l'épée; voilà comme l'expliquent Ménage, les auteurs de Trévoux, l'éditeur de Régnier. « Le roi d'Angleterre emportoit toujours quelque lippée pour sa part. » ( Sat. ménippée, T. I. pag. 160.) Ces mots surannés ou étrangers servent bien l'illusion de l'apologue, en paroissant reporter à des époques reculées l'action qu'il met sous nos yeux.

(6) Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Quelle est l'ame tendre qui

Tome I.

B

n'ait connu ces douces émotions dont l'ame se pénètre au seul rêve du bonheur, et qui, comme une vapeur légère, baigne les yeux de larmes délicieuses? Il est très plaisant de prêter ces effusions de sensibilité à un animal tel que le Loup. Florian a

imité cette pensée dans sa fable du Vieux Arbre et du Jardinier. L. II. fab. 3.

(7) Qu'est-ce là, etc. Remarquez encore la précision et le naturel de ce dialogue traduit de Phèdre.

(8) Le collier dont je suis attaché. J'ai entendu blâmer cette construction. On peut la justifier par l'ellipse, comme s'il y avoit : le collier dont on se sert pour m'attacher.

De ce que

(9) De ce que vous voyez est peut-être la cause. vous voyez, il a peur de prononcer le mot. Peut-être, il n'en est pas bien sûr; tant il en est honteux.

(10) Et ne voudrois pas même à ce prix un trésor. «Un Loup n'a que faire de trésor. » (Champfort. ) Pourquoi non? Phèdre lui fait bien refuser un royaume.

(11) S'enfuit et court encor. Hyperbole pleine de gaîté, devenue proverbe.

Puis il s'enfuit et court encòr,

Sans tourner la tête eu arrière,

a dit M. Dardenne (Liv. I. fab. 50. ). Le second vers est de trop. Ce même M. Dardenne, qui a tant de choses à se faire pardonner, reproche à notre apologue d'être trop long, et il le compare avec le quatrain de Benserade, vraiment admirable ici pour son laconisme. Que faut-il en conclure? que la miniature de Benserade est un chef-d'œuvre de précision, et que le tableau peint par La Fontaine, est un chef-d'œuvre de gaîté, de goût et de naturel.

Le poète n'a point expliqué le sens moral de sa fable; il n'en avoit pas besoin. Les autres fabulistes ne sont pas aussi discrets, ils font en termes pompeux l'éloge de la liberté.

Sans elle rien n'est doux, l'esclave l'apprécie
Au poids dont le malade estime la santé,

a dit un des plus heureux imitateurs de La Fontaine. Gay, dans son bel apologue du Conseil des Chevaux, si bien traduit par Rivery, , oppose à cette douce amorce les leçons de la raison, de

l'expérience et de la nécessité. Nous conclurons avec Favart (fable du Serein et du Moineau, dans son opéra comique le Prix de Cythère):

Qu'une liberté vagabonde

Vaut beaucoup moins, tout bien compté,
Qu'une douce captivité.

FABLE VI.

La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion.

(Avant La Fontaine.) FABUL. LATINS. Phèdre, L. I. fab. 5. L'Anonyme, fab. 6. Camerarius, p. 173, et manusc. de la biblioth. de Saint-Victor, dans le Phèdre de Laurent, pag. 22.

LA Génisse, la Chèvre et leur sœur (1) la Brebis,
Avec un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis (2),
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un cerf se trouva pris (3).
Vers ses associés aussitôt elle envoie (4).
Eux venas, le Lion par ses ongles compta,

Et dit: Nous sommes quatre à partager la proie;
Puis, en autant de parts le cerf il dépeça,

Prit

pour lui la première en qualité de Sire (5): Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,

C'est que je m'appelle Lion :

A cela l'on n'a rien à dire.

La seconde, par droit, me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.

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