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mait point du tout. L'ancien usage toutefois, s'il eût subsisté, valait mieux, et eût épargné aux libraires une infinité de méprises; car il n'y a guère d'auteur célèbre de l'antiquité auquel ils n'aient attribué faussement différens ouvrages.

Mais je vais plus loin, et je dis que ceci n'est point un abrégé; ce n'est point la copie réduite, mais l'original, au contraire, du livre des Métamorphoses, qui n'était qu'un développement ou plutôt une pitoyable amplification de celui-ci, écrite depuis par quelque autre, je crois, que Lucius, ou, si l'on veut, par Lucius vieilli, mal inspiré, brouillé avec les Muses, ayant perdu toute sa verve; et voici sur quoi je me fonde. D'abord les anciens n'abrégeaient que des ouvrages historiques. Ce fut bien tard, sous les empereurs de Constantinople, qu'on étendit à d'autres livres cette espèce de mutilation. Alors quelques compilations, de longs traités de grammaire et de philosophie furent réduits en petit volume; mais toujours on s'abstint de toucher aux ouvrages d'imagination, qui sont chose subtile et légère, dont la substance ne se peut saisir ni presser. Théopompe abrégea l'histoire d'Hérodote, Philiste celle de Thucydide, Brutus les livres de Polybe, quelquesuns leurs propres ouvrages, comme Denys d'Halicarnasse, Timosthène, Philochorus, tous historiens; mais nul ne s'avisa jamais de raccourcir les Mimes de So-. phron, ni les Satires ménippées : et que serait-ce qu'un abrégé de Gulliver ou de Gargantua?

Puis, ce livre aujourd'hui perdu des Métamorphoses, nous l'avons ́en latin traduit par Apulée. Je dis traduit au sens des anciens; car à présent ou nommerait cela

imitation ou paraphrase. Dans cet Ane latin qui représente pour nous l'ouvrage de Lucius, se retrouve en effet le prétendu abrégé, l'Ane grec, tellement qu'ayant lu celui-ci, on le reconnaît dans l'autre, mais démesurément étendu par de froides amplifications et des épisodes sans fin. Les plus beaux traits de l'auteur grec sont là mêlés parmi un tas d'extravagantes fictions, de contes de sorciers, de fables à faire peur aux petits enfans, toutes inventions si absurdes et si dépourvues d'agrément, qu'on n'en peut soutenir la lecture. De pareilles sottises ont à bon droit choqué Photius dans le livre des Métamorphoses, d'où Apulée les a prises, et sont cause qu'il taxe l'auteur de ridicule crédulité. L'abréviateur, selon lui, ayant seulement supprimé ces impertinences, le reste s'est trouvé faire un ouvrage achevé dans toutes ses parties, un véritable poème dont le début, la fin, répondent au milieu.... Voilà ce que je ne crois point. D'un amas de confuses rêveries, cet abréviateur aurait fait un chef-d'œuvre de narration en coupant seulement des feuillets! cela me paraît impossible; on trouve de l'or dans le sable, mais des vases ciselés, non; et je demanderais volontiers à Photius, comment, de ce monstrueux chaos, de cette rapsodie informe des Métamorphoses, certaines pièces auraient pu faire un tout régulier, si elles n'eussent été forgées à part exprès et façonnées pour s'unir. Je trouve donc fort vraisemblable que Lucius, ayant d'abord composé ce joli ouvrage tel à peu près que nous l'avons, y aura voulu joindre depuis différens morceaux, et, par ces additions de pièces battues à froid et hors de proportion, aura gâté son premier jet. Qu'on prenne la peine de compa

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rer au grec que nous avons le latin d'Apulée; tout ce qu'il a de plus est hors d'œuvre. Comme dès le commencement de cette longue et puérile histoire de ce Socrate ensorcelé et égorgé par ces deux vieilles, ces outres changées en voleurs, et l'homme qui, en gardant un mort, a le nez coupé par une sorcière; tout cela est ajouté au grec et cousu à la narration, Dieu sait comment. Otez cela, et vous retrouvez l'introduction de Lucius telle qu'elle est ici, toute naïve, toute dramatique, où pour la clarté rien ne manque, pour l'agrément rien n'est de trop, où enfin ne se peut méconnaître la conception originale. Et quelle apparence qu'un esprit, assez faible ou assez malade pour enfanter tant d'inepties traduites par Apulée, ait pu en même temps imaginer la fable et le charmant récit où ces sottises sont insérées? Je n'y vois, quant à moi, nulle possibilité.

Quoi qu'il en soit de ces conjectures, qu'on ne peut appuyer de preuves, car la pièce principale nous manque, et les témoignages anciens se réduisent à celui de Photius, qui, comme on voit, est peu de chose, en somme c'est ici l'œuvre de Lucius, puisque le plan et les détails, les pensées, les phrases et les mots lui appartiennent, de l'aveu de ceux qui donnent l'ouvrage à un autre. Le style n'en est pas aussi pur que le prétend Photius, ni en tout exempt des défauts du siècle où l'auteur a vécu. Il y avait alors grand nombre d'écrivains dont l'étude principale était de créer des expressions, de tourmenter la langue, de tenailler les mots, si l'on peut ainsi dire, pour en étendre le sens à des acceptions dont personne ne se fût avisé. Cette secte a été de tout temps ; elle fleurissait alors, et notre auteur n'en était pas au

par la grace de l'invention et la naïveté du langage, mais instruisent en même temps par les remarques qu'on y fait et les réflexions qui en naissent. C'est là qu'on connaît en effet comment vivaient les hommes il y a quinze siècles, et ce que le temps a pu changer à leur condition. Là se voit une vive image du monde tel qu'il était alors; l'audace des brigands, la fourberie des prêtres, l'insolence des soldats sous un gouvernement violent et despotique, la cruauté des maîtres, la misère des esclaves toujours menacés du supplice pour les moindres fautes; tout est vrai dans des fictions si frivoles en apparence, et ces récits de faits, non-seulement faux, mais impossibles, nous représentent les temps et les hommes mieux que nulle chronique, à mon sens. Thucydide fait l'histoire d'Athènes; Ménandre celle des Athéniens, aussi intéressante, moins suspecte que l'autre. Il y a plus de vérités dans Rabelais que dans Mézerai.

LA LUCIADE,

OU

L'ANE.

Un jour j'allais en Thessalie pour certaines affaires de famille. Un cheval me portait, moi et mon bagage; un valet me suivait. Or, chemin faisant, je me trouvai avec quelques-uns de la ville d'Hypate, qui s'en retournaient au pays; et marchant de compagnie, causant, mettant vivres en commun, nous nous entr'aidions à tromper l'ennui du voyage; et comme nous fûmes près de la ville, je m'enquis d'eux s'ils connaissaient point Hipparque, un habitant de là, pour qui j'avais des lettres de recommandation, comptant même loger chez lui; ils me dirent qu'oui, qu'ils le connaissaient, que c'était un des riches du lieu, bien qu'il n'eût qu'une servante seule pour tout domestique, et sa femme; car il est avare, me dirent-ils, et vit chichement. A l'entrée de la ville un jardin clos de murs, une maison petite, mais jolie, c'était la demeure d'Hipparque, où me lais

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