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ils trouvent plus commode de nier ce qu'ils ignorent. Nier ce qu'on ignore est insensé ! C'est possible, mais rien n'est plus fréquent. Quand vous exposez pour la première fois à un ignorant les lois astronomiques, les distances incommensurables qui nous séparent des étoiles, la petitesse extrême de notre globe comparée à la grandeur de ces mondes effrayants, votre auditeur réprime difficilement un sourire d'incrédulité; et, si vous lui dites que l'on démontre la certitude de ces faits, il vous répond volontiers que c'est de la science, ce qui pour beaucoup de gens signifie un rêve, une imagination, un rien.

La négation des sciences morales, dogmatique quand elle se formule ainsi, pratique quand elle se traduit par l'indifférence, a un autre et plus grave inconvénient. Un pareil spectacle donné par des gens instruits n'est pas sans quelque danger; ce n'est pas impunément qu'on les voit, bons géomètres, bons physiciens, bons chimistes..., et par qui nous avons

des ponts solides, des machines puissantes, des substances d'une force destructive incomparable, qui manient la vapeur, la poudre, la dynamite, le vent, l'eau... toutes les forces de la nature, ce n'est pas impunément qu'on les voit afficher un dédain volontaire ou involontaire pour les sciences morales; leur scepticisme ne tarde pas à descendre, pour se répandre dans cette masse énorme dépourvue de tout moyen d'instruction et de contrôle.

Ainsi le grand nombre se porte aux sciences et en

fait exclusivement. On appelle cela devenir pratique: les chefs de famille veulent être pratiques et avoir des enfants pratiques. L'entrainement a été tel qu'en voulant y donner cours par le système de la bifurcation, on compromit dans le pays le sort des études littéraires. Quand, plus récemment, on créa un enseignement secondaire spécial, on y consacra aux sciences le temps enlevé à l'étude des lettres et des langues anciennes, et l'on a la prétention de préparer ainsi utilement les disciples de cet enseignement aux carrières de l'industrie, du commerce et de l'agriculture où il faut du tact, du discernement, un esprit souple, des idées ouvertes, toutes qualités que ne donnent pas précisément ces abstractions absolues qui raidissent le raisonnement quand elles forment la nourriture principale de l'intelligence.

Ai-je besoin de dire que nous critiquons seulement une exagération, ou plutôt cette mauvaise méthode qui détruit l'équilibre de l'esprit. Certes, ce n'est pas moi qui chercherai à rabaisser les sciences, à dire que nous les étudions assez, que nous en avons trop. Non, non; toutes mes idées, toutes mes aspirations me portent à dire, avec mon siècle, avec ce peuple travailleur d'Amérique, qui en a fait sa forte devise en avant, en avant! Il faut arracher à la nature ses secrets, il faut la dompter, lui prendre ses forces si grandes, en créer de plus considérables encore avec leurs éléments et de ces puissances indéfinies faire les servantes dociles de nos volontés.

Asservir la nature, voilà le but des sciences dont je parle réussir, c'est libérer l'homme. Quoique nous fassions, l'homme est condamné au travail, c'est sa loi, son devoir, la condition de son bonheur. Mais il faut que ce travail, pour qu'il ne l'abrutisse pas, devienne de plus en plus intelligent, et par conséquent de moins en moins excessif. Le premier qui a chargé un âne a déchargé un homme, a-t-on dit avec esprit celui qui conduit une locomotive emporte sans effort le fardeau que n'eussent pas transporté, dans l'antiquité, dix mille pauvres esclaves succombant sous la fatigue.

Les sciences permettent donc à une portion de plus en plus nombreuse de l'humanité de tenir la tête un peu moins courbée vers la terre. Il y a plus: en nous livrant les secrets de la nature extérieure, elles nous donnent, à nous aussi, la possibilité de multiplier les pains. C'est encore libérer l'humanité, puisque c'est lui donner les moyens d'entretenir des milliers de travailleurs, dont la tâche sera de rendre la nourriture intellectuelle à ceux qui donnent en échange la nourriture du corps.

Joubert agrandissait encore le but quand il disait: < Cherchez par les sciences à rendre la subsistance meilleure, et par là, la vertu plus facile, l'âme "mieux disposée à tout ce qui est bien; c'est là leur souveraine autorité. » Bastiat croyait avec Joubert que la misère est peu propre au développement de la vertu, et tous pensaient ainsi comme l'Evangile, qui avant les démonstrations du philo

sophe et de l'économiste, faisait de l'obligation de nourrir les pauvres le premier et le plus essentiel des devoirs. La misère est une des causes des vices; dire que les sciences, en travaillant à la multiplication des pains, essaient de tarir cette source du mal, c'est leur faire une place immense, c'est dire que les hommes qui les cultivent, les font progresser et les répandent, accomplissent l'une des fonctions sociales les plus belles et les plus utiles.

Ma pensée n'est donc pas, Messieurs, de rabaisser les études scientifiques. Bien au contraire! Mais il faut mettre chaque chose à sa place : c'est faire de l'ordre et du meilleur. Or, il ne suffit pas de connaître les vérités mathématiques et les lois du monde physique leur étude exclusive est mauvaise pour une société comme elle l'est pour un homme isolé. Elle fait de celui-ci un être incomplet : « que de savants forgent les sciences, disait cet observateur que je me plais à citer, cyclopes laborieux, ardents, infatigables, mais qui n'ont qu'un œil ! » Quant à la société, elle y perd, puisqu'elle finit par s'arrêter dans ses progrès, quand les hommes qui travaillent sont euxmêmes diminués dans leur intelligence.

Si, au moins, il y avait contre-poids; si, tandis qu'en nombre considérable nous nous portons vers les sciences dont je viens de parler, un nombre relativement aussi grand d'esprits, une quantité aussi grande de travail étaient appliqués à l'étude des counaissances morales! Mais non; Pascal, s'il revenait, pourrait répéter avec bien plus de raison l'une

de ses pensées : « J'ai cru trouver bien des compagnons dans l'étude de l'homme puisque c'est celle

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qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a • encore moins qui l'étudient que la géométrie. » Quel siècle pourtant que celui où Pascal se croyait le droit de parler ainsi! Descartes, Bourdaloue, Fénelon, Mallebranche... et tous ces grands écrivains moralistes avaient paru ou allaient paraître, dont les œuvres prouvent en quel honneur on tenait les sciences morales.

Elles sont désertées aujourd'hui. Cu si elles sont étudiées, c'est sans ensemble, sans unité, dans leurs applications positives du droit, de la politique, de l'économie sociale; on le fait sans préparation, sans remonter à leurs sources rationelles ; c'est toujours la science partielle, divisée, qui amoindrit et rétrécit l'homme.

Ai-je besoin de donner des preuves de cette assertion! Voyez les faits.

Quand, pressé par des réclamations nombreuses et intimidé peut-être par l'exemple de ce qui se passait chez d'autres nations, le gouvernement a voulu faire dans l'enseignement officiel une petite part au droit et à l'économie politique, il en a fait une étude accessoire et facultative réservée aux élèves déjà trop chargés de travail de l'enseignement spécial. Quant aux jeunes gens qui se destinent aux grandes écoles de l'État Ecole de Médecine, Ecole polytechnique, Ecole normale, Ecole centrale.... quant à ceux plus nombreux qui se préparent à en

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