Page images
PDF
EPUB

Elle cite un fait qui témoigne du sans-gêne avec lequel ces messieurs agissaient.

<< Comme les agents de la République ne pêchent jamais par omission, ils arrêtèrent l'aide-de-camp de M. Laveneur avec son général; un autre officier de sa connaissance, suspendu et qui vivait à Amiens, partagea le même sort pour avoir tenté de lui procurer quelque adoucissement. Ce gentilhomme avait prié Dumont de permettre au domestique du général l'entrée et la sortie de la prison, pour faire les commissions de son maître. Après avoir déjeûné ensemble et conversé en termes très polis, Dumont lui dit: Puisque tu es si plein de compassion pour l'état « du général, tu iras lui tenir compagnie. » Et, à la fin de la visite, l'officier trop zélé fut conduit à Bicêtre. Peut-être que la majorité des trois ou quatre cent mille personnes détenues comme suspectes ont été arrêtées sous des prétextes aussi frivoles? »

[ocr errors]

L'auteur apprécie avec justice la conduite de Dumont dans une circonstance fort scabreuse pour notre ville, où il s'agissait de la destruction d'un arbre de la liberté. Il y a lieu de savoir gré à Dumont de la manière dont il tourna le péril, lorsque l'on songe aux terribles châtiments que la Convention réservait aux communes qui se rendaient coupables d'un aussi horrible attentat. Je me sers à dessein de cette épithète que nous avons vue apparaitre dans la proclamation de l'un des adjoints du maire d'Amiens, qui eut lieu à l'occasion de la

mutilation de l'arbre de la liberté de la place Saint-Denis en 1848.

Dernièrement, dit l'auteur, le peuple d'Amiens, dans un moment d'effervescence et de mécontentement, a brûlé un arbre de la liberté, et Dumont, le représentant, a été menacé; mais ce sont seulement les coups d'un poltron qui a peur de sa propre témérité et en redoute le châtiment. Ce crime, dans le code révolutionnaire, est d'une nature très sérieuse, et, quelque léger qu'il puisse vous paraître, il n'a tenu qu'à Dumont en cette circonstance de sacrifier un grand nombre de vies. >>

Voici un fait rapporté par l'éditeur du livre, et qui témoigne de ce que Dumont pouvait faire: Toute la ville de Bedouin, dans le sud de la France, fut brûlée, sur un décret de la Convention, pour expier l'imprudence de quelques habitants qui avaient coupé un arbre de la liberté, mort. Plus de soixante personnes furent guillotinées comme complices, et leurs corps jetés dans des fosses creusées avant leur mort, par l'ordre de Maignet, représentant alors.

Cette destruction de l'arbre de la liberté donna lieu à une cérémonie expiatoire dont l'un de nos honorables concitoyens, M. Cornet, ancien négociant, rue Saint-Leu, me rapportait un détail qui peint bien l'étrangeté de la situation dans laquelle notre pays se trouvait : « J'avais, me disait M. Cornet, seize ans, au moment de la Terreur ; j'étais possédé de la passion de suivre et d'être le specta

teur de toutes les scènes d'agitation d'alors. Ce fut une grosse affaire que celle de l'arbre de la liberté. On décida qu'une cérémonie expiatoire à laquelle assisteraient toutes les autorités, la garde nationale et la population, aurait lieu au temple de la Raison. Je me rendis sur le devant de la Cathédrale que l'on avait transformée de la sorte, pour jouir de l'aspect du cortège à son débouché sur la place de NotreDame. Dumont le précédait en grande tenue de représentant. Il avait à côté de lui les membres de la municipalité et les autorités. Tout entier à mon inspection, je fus refoulé par la masse des arrivants du péristyle dans la porte de la Cathédrale où Dumont et les siens arrivèrent en même temps que moi. Je n'eus rien de mieux à faire, pour échapper à cette pression, que de m'effacer complètement, en m'appuyant contre le pilier du milieu du portail. La chose m'était facile, j'étais long et fluet. Avant d'entrer dans l'église le cortége posa un instant. Dumont profita de ce moment d'arrêt pour se recueillir, et se disposer. Il tenait particulièrement à ne pas manquer ses entrées. Et il faut convenir qu'avec sa stature, son costume théâtral de représentant du peuple, il faisait figure dans les cérémonies d'apparat. La tête du cortége s'arrêta juste derrière le pilier et j'étais placé immédiatement contre elle. C'est alors que j'entendis ces quelques paroles qui ne sortiront jamais de mon esprit. Dumont avait pour voisin le citoyen Malivoir, l'un des bommes les plus influents dans le conseil de la

[ocr errors]

>>

Commune « J'espère bien, dit Malivoir, en se rapprochant de Dumont, que cette fois-ci tu feras justice! Si tu n'as pas de bourreau, compte sur moi, je t'en servirai. » Dumont se retourne en face de lui, prend sa main, le regarde un instant dans le blanc des yeux, et lui répond: « Je recon<< nais bien là ton civisme, Malivoir; j'y réfléchirai.>> Dumont y réfléchit encore. »

Je reprends maintenant la suite du récit de notre anglaise, qui contient une appréciation du caractère de Dumont, parfaitement en rapport avec l'opinion qu'on s'en est faite chez nous : « Mais Dumont, ajouta-t-elle, quoique transformé en tyran par les circonstances, n'est pas sanguinaire; il est, par nature et par éducation, passionné et grossier, et, en d'autres temps, il n'aurait peut-être été qu'un polisson bon enfant. Jusqu'ici, il s'est contenté d'alarmer les gens, de les dégoûter de la vie ; mais je ne crois pas qu'il ait, directement ou intentionnellement, causé la mort de personne. Il a été si souvent le héros de mes aventures, que je vous en parle sans songer qu'il est par lui-même insignifiant, malgré son pouvoir dictatorial ici, pour être connu en Angleterre. Son histoire est celle des deux tiers de la Convention. Il a débuté par être clerc d'un procureur à Abbeville, et il s'établit ensuite pour son compte dans un village voisin. Sa jeunesse n'avait pas été des plus correctes, sa profession était loin de lui fournir des moyens de subsistance, et la révolution, qui semblait faire appel à tous les gens

turbulents, nécessiteux et sans principes, trouva naturellement un partisan dans un procureur sans clients.

« Aux élections de 1792, quand la chute du roi et la domination des Jacobins eurent répandu une terreur si générale qu'aucun homme d'honneur ne pouvait plus se présenter aux fonctions publiques, Dumont profita de cette timidité et de cette indifférence de ceux qui auraient dû être représentants du peuple. Par son talent distingué et une sorte de phraséologie facile et grossière (car il n'a pas de prétentions à l'éloquence), il parvint à se faire élire par la foule. Ses connaissances locales, son activite, son habileté subalterné en firent un comparse utile pour tous les partis au pouvoir, et, après la chute des brissotins, il parvint à se faire confier le gouvernement de ce département et de quelques départements voisins. Il se présenta comme un républicain zélé et un apôtre de la doctrine d'égalité universelle. Cependant il réunit dans sa personne toutes les attributions du despotisme, et vit d'une manière plus luxueuse et plus dispendieuse que la plupart des ci-devant nobles. Son ancienne habitation à Oisemont n'était guère qu'une bonne grange; mais le patriotisme est plus profitable ici qu'en Angleterre, et il vient d'acheter une grande maison appartenant à un émigré. Autrefois il voyageait en diligencé ou dans le coche d'eau; aujourd'hui il ne se déplace qu'en voiture à quatre chevaux, et se fait

« PreviousContinue »