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croire; et ici, Monsieur, je citerai vos propres paroles: « On sera frappé d'étonnement, » dites vous, à propos des fortifications de Carthage, « en voyant « à l'angle nord-ouest de la vieille chemise phénicienne un front bastionné complet, semblable à ceux que nous construisons aujourd'hui, et l'on << en devra conclure qu'il faut être sobre de discours quand on prône l'éclat des inventions modernes.. Avec la réflexion, on reconnait là cette loi générale, qu'une même fin détermine l'emploi de moyens semblables. Cette loi est commune à tous les êtres organisés; c'est elle qui rend si constantes les mœurs des diverses espèces animales, si uniformes les habitudes et en particulier les constructions d'une même espèce, et qui établit un lien entre l'instinct et les applications de l'intelligence à des besoins qui nous sont communs avec les animaux. La défense est même un de ces besoins.

Mais ce fait merveilleux d'histoire n'atteste pas moins un degré très-avancé de connaissances et conséquemment de civilisation dans la cité dont les ingénieurs avaient pu, deux mille ans d'avance, deviner Vauban, ou dont Vauban, si l'on veut, n'a fait que retrouver les inventions disparues depuis deux mille ans.

Ce degré de civilisation se manifeste également dans le savant mécanisme de la constitution carthaginoise, et ici encore s'offrent ces similitudes qu'amène dans les moyens employés l'analogie du but à atteindre. Vous faites remarquer, en effet, que cette

constitution n'était pas sans ressemblance avec celle de Venise, cette autre république également commerçante et maritime.

Pourquoi ces institutions savantes n'ont-elles pas sauvé Carthage? Pourquoi n'ont-elles donné qu'un éclat temporaire à la puissance vénitienne?

C'est que la vitalité, la force d'expansion et la durée d'une puissance politique, ne tiennent pas à une constitution plus ou moins ingénieusement pondérée ; elles tiennent d'abord à des conditions matérielles de topographie, de climat et de production, puis à des conditions morales consistant dans le génie propre de chaque race, et dans ses aptitudes à s'assimiler ou à dominer d'autres peuples.

Rome l'emportait sur Carthage par toutes ces conditions.

Une puissance qui n'a d'autre base que la commerce est nécessairement instable. Rome avait vécu et grandi presque sans commerce; Carthage, privée du sien, cessait d'être.

Montesquieu a fait admirablement ressortir les causes de la supériorité de Rome et l'inévitable nécessité de son triomphe sur sa rivale, mais il n'a pas assez flétri les iniquités de sa politique si bien mises en lumière dans votre récit.

De quel côté toutefois, dans ce grand duel de Carthage et de Rome, auraient dû pencher les vœux d'un ami de l'humanité? Rome, au point de vue du droit des gens et de la morale, valait-elle beaucoup mieux que Carthage? Sa politique était-elle plus

généreuse envers les vaincus, plus loyale dans l'exécution des traités, plus jalouse de faire respecter tous les droits, plus soucieuse enfin de moraliser et d'instruire les populations soumises? La question, malgré tant de faits odieux que l'histoire accumule à la charge de Rome, semble devoir se résoudre en sa faveur. Quoique la faible distance qui séparait Rome de Carthage ait pu fournir à Caton un argument célèbre, ces deux villes n'en étaient pas moins dans des milieux très-différents; le ciel d'Afrique et les instincts farouches des populations libyennes entretenaient à Carthage des habitudes de férocité auxquelles n'atteignait pas, si implacable qu'elle fût, la barbarie romaine.

Ces causes d'infériorité si bien déduites par Montesquieu ont-elles échappé aux hommes politiques de Carthage? Les dissensions qui les divisaient en parti de la guerre et en parti de la paix sont trop connues pour qu'on puisse en douter.

Annibal, confiant dans son génie, dans sa jeunesse et dans sa puissante armée, put, au début de son expédition, caresser l'espérance de renverser Rome et d'assouvir la haine qu'il lui avait jurée; mais, dès sa victoire de Cannes, il a dû perdre toute illusion. Cette assemblée de grands politiques qui s'appelait le Sénat romain, restée inébranlable après cette défaite, n'avait en cela qu'un juste sentiment de sa puissance et de la faiblesse de son ennemi. Annibal ne pouvait pas s'y méprendre, et la longue lutte qu'il soutint depuis me semble d'autant plus

admirable, qu'elle devait être sans espoir. Dès lors, la destinée de Carthage dut lui apparaître comme fatale, car il est pour les nations, comme pour les individus, des symptômes certains dont une clairvoyance supérieure aperçoit immédiatement les inéluctables conséquences.

Mais j'anticipe, Monsieur, sur votre récit. Votre premier volume, le seul publié, s'arrête après le passage du Rhône, avant qu'Annibal ait franchi les Alpes. Dans ce volume, divisé en quatre livres, l'histoire propre d'Annibal ne commence qu'au troisième; le premier est consacré à l'histoire antérieure de Carthage; le second à un tableau complet de l'état de cette république au moment où elle reprend la lutte contre Rome.

Ainsi, nous ne pouvons encore apprécier Annibal qu'à ses débuts; mais nous l'y voyons déjà agir en général consommé, comme si toute l'expérience et le génie du vieil Amilcar se retrouvait dans son fils en même temps que la sève juvénile, l'ardeur, l'entrain, l'énergie, l'audace et tous les autres dons irrésistibles de la jeunesse.

Je ne suis pas seulement émerveillé de la sagesse de ses plans, de la profondeur de ses combinaisons, de la vigueur de ses actes, de l'habileté de sa diplomatie; je suis confondu de la trempe d'âme de ce jeune général qui, arrivé au pied des Alpes, voit déjà réduit de moitié l'effectif qu'il avait rassemblé sur l'Ebre à son départ; pour qui cet effrayant résultat n'est qu'un fait prévu; qui dès lors peut déjà

calculer ce que lui coûtera le passage des Alpes, et qui n'en est pas arrêté un instant. Parti avec 102,000 homines, il n'entrera en Italie qu'avec 26,000; il le prévoit, et n'en compte pas moins sur la victoire.

C'est ainsi qu'Amilcar, non moins audacieux, mais avec l'audace de la nécessité et l'on peut dire du désespoir, avait, dans la guerre de Libye, osé entreprendre avec une poignée d'hommes, débris d'une armée vaincue, de réduire toute la Libye soulevée et défendue par des armées puissantes, les armées même de Carthage, armées mercenaires alors soulevées contre elle. Dans cette guerre, qui est peutètre le récit le plus attachant de votre volume, vous nous montrez Amilcar inventant les marches et ap paraissant tout d'un coup sur le point le plus inattendu pour détruire ses ennemis surpris, venant enfin à bout, par son seul génie, d'une des plus terribles insurrections que mentionne l'histoire des républiques de l'antiquité.

Dans ce récit, Amilcar se montre grand, mais vous lui laissez des proportions humaines. N'avezvous pas dépassé un peu ces proportions dans le por

rait physique et moral que vous tracez, avec tant de complaisance, du jeune Annibal? N'avez-vous pas, cette fois, puisé un peu plus chez les poètes que chez les historiens? Je n'hésite pas à croire que toute la personne d'Annibal ait rayonné du double prestige du génie et de la race; mais la nature lui avait-elle en outre prodigué toutes les perfections? On pourrait par instants vous croire entraîné dans

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