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par M. de Gribeauval.

Réglement concernant les

fontes et constructions de l'artillerie de France.

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La grande figure militaire qui vient d'être esquissée ne pouvait, on le sent bien, être associée à une âme vulgaire. Aussi l'âme de Gribeauval, d'une trempe peu commune, était-elle frappée au coin de l'énergie, de la sagesse et d'une honnêteté devenue légendaire comme celle de Vauban (1). « Pour Gri. beauval, son caractère, lit-on dans un manuscrit « du temps, son caractère était généreux, droit, << courageux et sincère : sans variation, parce que « ses principes étaient fixes; sans équivoque, parce << que ses vues étaient nettes; sans inquiétude, << parce qu'il connaissait toute l'abondance et la a sûreté de ses moyens; sans impatience, parce qu'il savait que les choses de ce monde ont un

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point de maturité qu'il faut attendre et qu'il est << quelquefois dangereux de prévenir.

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Il suffira de citer un fait, un seul, pour faire mesurer l'ampleur de ce beau caractère. Le duc de Choiseul, comme on le sait, ne cessait de méditer une revanche; il voulait venger son pays des dures conditions que lui avait fait subir l'Angleterre à la paix de 1762. Convaincu, vers la fin de l'année 1770, que l'heure des justes représailles allait enfin sonner, le ministre patriote se hâta de procéder à des arme

(1) Dieu, disait un jour Vauban à un grand personnage, m'a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France; mais, pour l'honneur et la probité, je ne crains ni vous, ni le Roi, ni personne. »>

ments, de réunir des forces dont il destinait le commandement en chef à l'habile et sage Gribeauval...... Des intrigues de cour firent échouer tout-à-coup des projets bien conçus le roi Louis XV, alors soumis au triste joug de la Dubarry, écrivait le 24 décembre à Choiseul« Mon cousin, le mécontentement « que me causent vos services me force à vous exiler « à Chanteloup où vous vous rendrez dans les vingt« quatre heures. » Gribeauval allait bientôt sentir le contrecoup de cette brutale disgrâce.

A peine Choiseul était-il parti pour ses terres qu'un concert de clameurs odieuses se déchaîna contre le grand artilleur et ses œuvres fécondes. La routine et l'ambition malsaine s'unirent à l'envi pour démolir un édifice qui venait de coûter huit années de travaux. On n'eut pas grand' peine à circonvenir le nouveau ministre de la guerre; on lui représenta que tous les prétendus perfectionnements introduits par M. de Gribeauval n'étaient que des innovations funestes; on lui prouva que l'artillerie française avait perdu son ancienne supériorité depuis les modifications apportées au poids et à la longueur des canons... et le nouveau ministre fut conduit à rendre un jugement emportant condamnation du système préconisé sous son prédécesseur.

Là ne s'arrêtèrent point les aspirations violentes de la réaction qui appela à la rescousse la sombre calomnie, cette calomnie habile à semer des bruits perfides dont la plupart finissent par germer, et quelques-uns percent audacieusement. H en est

même parmi ceux-ci qui prospèrent longtemps dans l'histoire.

Sous le ministère du duc de Choiseul, le service de l'artillerie avait fait réformer 360,000 fusils qui, disait-on, ne valaient plus les frais d'entretien qu'ils coûtaient, et il en avait fait opérer la vente. Or, en réalité, ces armes étaient en assez bon état; l'annonce d'une vente publique n'avait été qu'une manœuvre politique destinée à couvrir un acte sérieux du gouvernement français : les fusils avaient été expédiés en Amérique pour armer les colonies anglaises et les aider ainsi dans leurs tentatives d'insurrection contre leur métropole. L'honnête Gribeauval s'était laissé initier à ce secret d'Etat.

Après la chute du ministre, cette opération ne manqua point de soulever un tolle général : la vente des fusils fut dénoncée comme un vol fait au roi les officiers d'artillerie qui avaient exécuté les ordres de Gribeauval furent traduits par devant un conseil de guerre et, il convient de le mentionner ici, ces braves gens subirent, sans murmurer, une condamnation qui n'entachait point leur honneur. Ils se sacrifièrent volontiers pour aider leur général à garder le secret promis au duc de Choiseul.

Quant à Gribeauval, il ne daigna pas se défendre. A ceux qui le conjuraient de demander justice de la rigueur avec laquelle on venait de le traiter il répondit que, à son sens, le temps passé à intriguer, à solliciter, était un temps absolument perdu. Cela dit, il s'exila volontairement dans sa terre de Bo

velles; il s'y renferma dans les étroites limites d'un rôle de Cincinnatus, n'attendant plus rien des hommes et s'en remettant au temps, dont Dieu seul est le maître, du soin de faire prévaloir les idées qu'il avait émises pour le bien du pays. Cette sage confiance fut vite récompensée : le duc d'Aiguillon rappela Gribeauval qui vit remettre en honneur son système un instant déprécié ; plus tard, sous le ministère de Saint-Germain, il obtint dans le conseil de

la

guerre institué par Louis XVI la place que lui méritaient son expérience, son patriotisme et son zèle éclairé.

Les relations devaient être singulièrement faciles avec un homme d'un caractère aussi sûr que celui de l'illustre confident de Choiseul. Les solides qualités de cette âme d'élite exerçaient, en effet, sur chacun cette séduction irrésistible d'où naissent les dévouements sincères et les grandes amitiés. Se3 vrais amis n'avaient, d'ailleurs, pas à se plaindre, car Gribeauval leur ouvrait largement son cœur et se plaisait à leur donner, quand il pouvait le faire, des témoignages de sa meilleure affection. C'est en ces termes, par exemple, qu'il félicitait l'un de ceux qui lui étaient le plus chers, à l'occasion d'une promotion dans l'ordre de Saint-Louis :

« A Bovelles, le 26 aoust 1784.

«Je me flatte que vous ne doutés pas, mon cher Gomer, de toute la part que je prends à la justice «que le Roy vient de vous rendre, en disposant en

"

« votre faveur d'une des places de commandeur va«cantes dans l'ordre de Saint-Louis. Soyés, je vous << prie, bien persuadé que vous me verrés jouir de << la même satisfaction chaque fois qu'il vous arri« vera quelque chose d'heureux, et surtout lorsque

j'aurai pu y contribuer. C'est avec ces sentiments « et ceux du très-inviolable attachement que j'ai « l'honneur d'être, mon cher Gomer, votre très« humble et très-obéissant serviteur.

« GRIBEAUVAL. »

Le style c'est l'homme, ne cesse-t-on de redire. Eh bien! ce style, noble et simple à la fois, dont vous venez d'entendre quelques traits, ne respire-t-il pas une aménité touchante, une politesse, une placidité dont notre siècle semble avoir oublié les formules et perdu jusqu'au sentiment? Ces quelques mots, empreints de tant de bienveillance, ne font-ils pas honneur à la main qui les a tracés? Il est vrai de dire et je me hâte de reconnaître que le destinataire de ces lignes affectueuses n'était pas ce qu'on a coutume d'appeler le premier venu, mais bien un vieux compagnon d'armes, un camarade du corps de l'artillerie, une célébrité qui, elle aussi, appartient à l'histoire.

Et ici, Messieurs, je serais bien tenté de me permettre une ample digression et de vous dépeindre une autre grande figure militaire qui s'encadrerait merveilleusement en regard de celle de Gribeauval. Je voudrais, à la manière de Plutarque, soumettre à la loi du parallélisme les annales de deux existences

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