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c'est de leur léguer, accru, si nous le pouvons, mais intact en tout cas, le patrimoine que nous avons nous-mêmes hérité de nos pères. Si je l'avais ignoré, vous me l'auriez appris; et si quelquefois, comme je le disais, j'en ai failli douter, c'est vous qui m'avez rassuré.

J'ai rencontré de loin en loin dans le monde, je ne puis pas dire que j'aie beaucoup connu le galant homme, le spirituel écrivain, le hardi journaliste à qui j'ai l'honneur de succéder parmi vous. On ne l'abordait pas aisément;... et ses meilleurs amis ne m'ont-ils pas fait entendre que si j'avais essayé de pénétrer dans sa familiarité, je ne l'eusse pas connu davantage?

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère !

M. John Lemoinne aimait à citer ce vers

d'un sonnet célèbre, et, quand il le citait, sa physionomie mobile s'animait d'un sourire légèrement ironique. Grand admirateur et ami de Chateaubriand, avait-il, comme René, désiré les orages? les avait-il traversés peut-être ? Quelles épreuves avait-il subies? celles de la passion? ou plutôt celles du doute? Personne au monde n'en a jamais rien su. Sa politesse un peu dédaigneuse arrêtait les questions sur les lèvres, et ses manières aristocratiques,

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plus voisines

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de la brusquerie d'Alceste que de la condescendance universelle de Philinte, eussent défié tranquillement l'interrogante subtilité du plus adroit des interviewers... Causeur charmant, étincelant quand il le voulait bien,

Dont il partait des traits, des éclairs et des foudres,

M. John Lemoinne ne disait jamais qu'exac

tement ce qu'il lui plaisait de dire, et quand il l'avait dit, se retirant en soi, s'y renfermant et s'y taisant, les plus ingénieuses provocations ne l'en eussent pas fait sortir.

Est-ce pour cela qu'ayant cherché dans son œuvre quelques renseignements sur lui, je n'y en ai pas découvert ? Sans doute, ne livrant de lui-même que son esprit à ses amis, il n'aura cru devoir que ses opinions au public. Et, à cet égard, Messieurs, si les parallèles étaient encore à la mode, on ne saurait guère imaginer, bien que tous deux nourris dans la même maison, d'homme plus différent de son ami, confrère, et prédécesseur parmi vous, Jules Janin. Les lecteurs de Janin étaient ses confidents. Ce gros homme les entretenait volontiers de lui-même, étant, je crois, l'objet qui l'intéressait le plus au monde; et comme il en

parlait, sinon avec quelque vanité, du moins vous vous rappelez, Mes

avec rondeur,

sieurs, qu'il avait trouvé le rare secret de joindre ensemble la rondeur et la préciosité,— on le lisait... Je préfère, pour ma part, à la capricieuse exubérance du « prince des critiques » la discrétion de M. John Lemoinne.

Né à Londres, pendant les Cent-Jours, d'un père français et d'une mère anglaise, observerai-je là-dessus qu'il y avait, dans son talent comme dans sa personne, quelque chose d'éminemment britannique? Oui; si les Anglais ayant déjà tant d'autres monopoles, il ne m'était pénible de leur abandonner encore celui de la discrétion ! Puisqu'aussi bien M. John Lemoinne, amené de bonne heure en France, y fit toutes ses études, au collège Stanislas, n'attribuerons-nous pas quelque chose à l'influence des maîtres qui dirigèrent sa jeunesse ? Et puis, et surtout,

Messieurs, ne faut-il pas nous souvenir que si la race, le milieu, l'éducation peuvent rendre compte au besoin de ce qu'il y a de moins personnel en nous, de plus semblable aux autres, le génie au contraire, le talent, l'originalité mettent à s'en moquer une espèce de coquetterie? N'est-ce pas à SaintMalo que, non loin de la chambre où naquit Chateaubriand, on pourrait montrer le berceau de Lamennais? Si de Dijon à Mâcon, je ne crois pas qu'il y ait trente lieues, la distance n'est-elle pas infinie de Lamartine à Piron? Et vous savez, dans notre

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histoire littéraire, ou plutôt dans l'histoire de la pensée moderne, quel est le nom du plus brillant élève que les jésuites aient formé dans leur collège de Clermont! Gens de goût avant tout, les bons pères eux-mêmes ne parlent jamais sans quelque coupable complaisance de ce petit polisson d'Arouet.

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