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ou l'écrivain proposent à leur effort? et s'il en est ainsi, pourquoi, dans quel intérêt, brouillerions-nous ensemble ce qu'il y a de plus contradictoire, le souci du relatif et la préoccupation de l'absolu?

Qu'il n'en ait pas été toujours ainsi, je le sais bien, Messieurs, et les genres littéraires, comme les espèces dans la nature, ne se différencient qu'avec le temps. Quand la presse française n'était pas encore grande fille, elle aimait, je le sais, à discuter ces questions de doctrine qui ne semblent plus guère intéresser aujourd'hui que quelques rares journalistes...

D'adorateurs zélés à peine un petit nombre.

Ose des anciens temps nous retracer quelque ombre !

L'esprit de Benjamin Constant et celui de Montesquieu régnaient encore alors dans la

politique. Ils étaient quelques-uns qui ne voyaient rien, disaient-ils, de « plus méprisable qu'un fait », et, à l'occasion d'une loi de finances, on invoquait la nécessité « d'étudier le génie des peuples ». On pensait par principes, et on agissait par maximes: on en avait du moins la prétention. On avait aussi, on avait surtout le goût des idées générales; on s'efforçait de convertir son lecteur à celles que l'on s'était formées, par l'expérience, par l'étude, par la méditation;

et tout cela, c'était encore, c'était vraiment de la littérature.

Ce qui en était également, c'était de s'occuper des actes ou des œuvres plutôt que des personnes; et, passez-moi le mot, qu'il faudra bien que vous insériez dans une prochaine édition de votre Dictionnaire, - le reportage n'était pas né. La description du mobilier de Scribe ou l'hygiène de

Victor Hugo ne faisait point une partie nécessaire du compte rendu des Burgraves ou de la Camaraderie. C'était un tort, évidemment; et la suite l'a bien prouvé ! De savoir ce que valent Jocelyn ou Indiana, Chatterton ou les Nuits, ce sont aujourd'hui questions secondaires, bonnes pour amuser quatre pédants entre eux, tenues d'ailleurs pour fort indifférentes aux lecteurs de Musset et de Vigny, de George Sand et de Flaubert. Mais ce qu'il y a d'eux, ce qu'ils ont mis de leurs amours dans leurs vers ou dans leurs romans, le secret de leur confession; mais le vrai nom de Jocelyn ou du colonel Delmare, mais les singularités, les manies et, s'il se peut, les ridicules de George Sand ou de Vigny;

Voilà ce qui surprend, frappe, saisit, attache;

voilà ce que réclame expressément le lec

teur, et voilà comme on entend aujourd'hui les rapports de la presse et de la littérature. Une génération nouvelle a grandi, dont l'ardeur d'indiscrétion ne le cède qu'à son indifférence entière pour les idées. Semblables à cet orateur qui ne pensait pas, disait-il, quand il ne parlait pas, ces jeunes gens ne pensent point, quand ils n'interrogent point. Leurs victimes les fournissent de copie », et ils y ajoutent les inexactitudes... C'est justement ce qu'on appelle être bien informé !

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Est-ce qu'en essayant de définir ainsi quelques-uns des caractères qui distinguent le journalisme d'aujourd'hui de celui d'autrefois, je me suis fort éloigné de M. John Lemoinne? Non, Messieurs; ou du moins je ne l'ai pas perdu de vue, et c'est d'après lui que j'ai tâché de peindre. C'est aussi d'après ceux de nos contemporains qui sont

l'honneur de la presse française. Prompt et agile comme il était, capricieux, un peu fantasque même, quelque peu sceptique aussi, M. John Lemoinne était d'ailleurs trop habile, il était trop maître de son talent pour ne pas profiter de cette révolution du journalisme. Avec souplesse, avec prestesse, avec adresse, il en prit donc ce qu'il en fallait prendre. Il allégea, il abrégea sa manière, si je puis ainsi dire; il la ramassa, il la concentra. Ce qu'il y avait en lui d'humoristique et de caustique perça sous l'air de gravité dont il l'avait enveloppé jusqu'alors; et, comme aiguillonné par l'exemple des plus brillants de ses jeunes confrères, il s'éleva plus d'une fois, dans ses dernières années, jusqu'à... l'impertinence transcendante. Je n'aurais jamais osé caractériser ainsi son genre de talent, si l'expression n'était de l'un de ses plus

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