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MESSIEURS,

Si la franchise était un jour bannie du reste de la terre, il serait beau pour vous qu'elle se retrouvât dans les discours académiques. Je ne m'étonnerai donc pas de me voir parmi vous, puisqu'on ne s'y voit point sans l'avoir demandé; je ne m'excuserai pas de mon peu de mérite, j'aurais l'air de vouloir déprécier votre choix; et enfin, et surtout, je ne dissimulerai pas la satisfaction profonde que j'éprouve à vous remercier de

l'honneur que vous m'avez fait en m'accueillant dans votre Compagnie.

Vous représentez, en effet, Messieurs, le pouvoir de l'esprit ; vous êtes la tradition littéraire vivante; et si la langue, la littérature, les chefs-d'œuvre de la prose et de la poésie d'un grand peuple expriment peutêtre ce que son génie national a de plus intérieur et de plus universel à la fois, c'est vous qui, depuis plus de deux siècles passés, en ayant reçu le dépôt, l'avez, Corneille à Racine, de Bossuet à Voltaire, de Chateaubriand à Hugo, religieusement conservé, transmis, et enrichi. Le Français qui le dit n'apprend rien à l'étranger: je serais heureux qu'il le rappelât à quelques Français qui l'ont trop oublié.

de

Dans la faible mesure où le zèle et l'ap plication d'un seul homme peuvent imiter de loin l'œuvre de toute une compagnie, me

pardonnerez-vous, Messieurs, de dire que c'est ce que j'ai tâché de faire? Il y a vingt ans bientôt que j'affrontais pour la première fois la redoutable hospitalité de la Revue des Deux Mondes; il y en a tantôt dix que j'enseigne à l'École normale supérieure ; et, professeur ou critique, par la parole ou par la plume, c'est à fortifier la tradition, c'est à maintenir ses droits contre l'assaut tumultueux de la modernité, c'est à montrer ce que ses rides recouvrent d'éternelle jeunesse que j'ai consacré tout ce que j'avais d'ardeur. Je serais assurément ingrat de ne pas témoigner aujourd'hui, puisque l'occasion s'en offre à moi, toute ma reconnaissance à ceux qui m'ont soutenu, aidé, encouragé dans cette lutte. J'ai du plaisir à proclamer bien haut ce que je dois au grand, au terrible vieillard qui, sans autre recommandation que celle de ma bonne volonté, m'ouvrit

jadis l'accès de sa maison. Je n'en ai guère moins à remercier publiquement celui de vos confrères, le savant helléniste, l'élégant historien de l'art oriental et grec, l'habile directeur de l'École normale supérieure, qui, sans me demander ni diplômes, ni titres,

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ni boutons de cristal, n'hésita pas à me confier la chaire autrefois illustrée par l'enseignement de Désiré Nisard et de SainteBeuve. Mais, ni lui, ni l'ombre de celui qui fut François Buloz, ne m'en voudront si j'ose avouer que, de tant d'encouragements, ce sont encore les vôtres qui m'ont été le plus précieux; et si j'ajoute qu'en m'appelant parmi vous, vos suffrages, Messieurs, m'ont seuls achevé de délivrer d'un doute qu'aux heures de lassitude je n'ai pu quelquefois m'empêcher d'éprouver. Non! vous en êtes la preuve et les garants, il n'est donc pas vrai que le respect ou l'amour du passé ne

se puisse allier à la curiosité du présent, comme au souci de l'avenir! et plutôt, s'il y a quelque chose d'insolemment barbare, c'est de prétendre, en cette vie si brève, ne dater, ne compter, ne relever que de nous-mêmes. Nos morts sont aussi de notre famille; c'est leur sang qui coule dans nos veines; rien ne bat en nous qui ne nous vienne d'eux; et, pour ce motif, le progrès même n'est possible que par la tradition. En dehors d'elle et sans elle, nous ne saurions bâtir qu'en l'air, dans les nuages, des cités idéales mensongères, utopiques, aussitôt évanouies qu'entrevues ou rêvées. Le passé n'est pas seulement la poésie du présent, il en fait peut-être aussi la vie même! Et c'est pourquoi, Messieurs, en tout temps, ce que nous devons d'abord à ceux qui viendront après nous, ce que nous devons à nos fils, pour les aider à continuer l'œuvre de l'humanité,

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