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vorable influence. Comme dans ces monuments gothiques où la pierre se courbe en frêles arceaux, lance en flèches aériennes, s'enroule en feuillages capricieux, se découpe en dentelles délicates, l'esprit charmant et badin de madame de Sévigné fait oublier la solidité des matériaux dont elle a construit son élégant édifice.

Initiée aux richesses de quatre langues, historiens, poètes, moralistes, tout lui était bon : Tacite et saint Augustin, le Tasse et Plutarque, Anne Comnène et l'Arioste, Josèphe et Mézeray, Origène et l'Histoire des variations; les in-folio même ne lui faisaient pas peur; nos vieux chroniqueurs lui étaient familiers; Rabelais la faisait mourir de rire; elle relisait avec délices Montaigne, son ancien ami, qu'elle trouve de si bonne compagnie; elle goûtait surtout les écrits de Port-Royal, non-seulement les Provinciales, mais « cette belle morale de M. Nicole, » et même la Fréquente communion de M. Arnauld.

aux

En même temps elle savait, pour ainsi dire, par cœur, Corneille, Molière et la Fontaine; elle assistait aux sermons de Mascaron et de Bourdaloue, oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, et puisait dans ces hauts enseignements le goût de l'éloquence et l'habitude de la réflexion que donnent les pensées religieuses. Ne sont-ce pas là de véritables et excellentes études!

Un fond si riche ne pouvait demeurer inerte.

Madame de Sévigné avait un de ces esprits puissants dans leur soudaineté, où la pensée se produit, pour ainsi dire, par éclairs. Elle était douéc de cette vivacité d'impressions, de cette impatience de les ma

nifester, qui a enfanté la littérature périodique; mais de son temps le Journal, tel que nous le comprenons, n'était pas connu : elle a fait des lettres.

Des lettres, alors, étaient une œuvre littéraire; Balzac, Voiture, Gui-Patin, Saint-Évremont, leur ont dû une célébrité. A défaut de nos revues, de nos feuilles quotidiennes, des correspondances régulières étaient établies de Paris avec la province, et de la province à Paris, pour se transmettre mutuellement les nouvelles. Ces lettres, dont il existe encore des recueils dans nos bibliothèques, passaient de mains en mains; on en faisait des copies; ce n'était pas le grand jour de la publicité, mais ce n'était plus le mystère d'un entretien intime. Beaucoup de femmes avaient en ce genre une réputation, et celle de madame de Sévigné était faite, sous ce rapport, bien avant ses Lettres à sa fille. Madame de Thianges envoyait demander à madame de Coulanges la lettre de la Prairie et celle du Cheval. Celle-ci écrivait à madame de Sévigné : « Vos lettres font tout le bruit qu'elles mé

ritent; il est certain qu'elles sont délicieuses, et >> vous êtes comme vos lettres. » Bussy dit à sa fille, à propos de ces mêmes lettres : « Rien n'est plus beau;

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l'agréable, le badin et le sérieux y sont admirables; » on dirait qu'elle (madame de Sévigné) est née » pour chacun de ces caractères; elle est naturelle, » elle a une noble facilité dans ses expressions, et quelquefois une négligence hardie, préférable à la justesse des académiciens » (je ne l'aurais point osé dire). Enfin, Corbinelli veut lui faire goûter Cicéron,

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qui excellait comme elle dans le genre épistolaire. >> Elle-même n'ignorait pas ce qu'elle valait à cet égard,

et disait à madame de Grignan, pour louer le style de quelqu'un « Elle écrit comme nous. »

Madame de Sévigné n'avait pas sans doute l'ambition d'occuper la postérité; elle exprime même assez gaiement quelque part, à propos des louanges que lui donne sa fille, la peur de se voir un jour imprimée; mais on sent en elle ce besoin et cette conscience du bien faire qui préside à toute œuvre d'art; seulement, comme sa fille est ce qu'elle aime le plus, le plaisir de sa fille, ce qu'elle désire le plus, l'estime de sa fille, ce qui la flatte le plus au monde, elle lui consacre avec joie tout ce qu'elle a de meilleur, « la fleur » de son esprit, le dessus de tous ses paniers : » sentiment compris de toutes les femmes, et qui, peutêtre, en a perdu plus d'une, en lui faisant préférer à l'approbation du monde, celle de l'objet de ses affections.

C'est donc en quelque sorte comme le Journal de son époque qu'il faut considérer les Lettres de madame de Sévigné. Elles ont ce vivant intérêt qui tient à l'impression des choses présentes, cet au jour le jour qui ne se trouve déjà plus dans les mémoires, où les faits ont subi l'influence du temps, et d'une pensée humaine qui leur imprime une factice unité. Elles offrent enfin cette abondance et cette diversité de matière qui, selon l'espace ou le caprice, reproduit en peu de mots un événement important, ou fait quelque chose d'une bagatelle. Mais son Journal, à elle, n'est point une froide et sèche gazette: « c'est la feuille qui chante, » c'est le miroir brillant et fidèle où se reflète, en quelque sorte, tout un siècle, au point de vue d'une grande dame, instruite, spiri

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tuelle et sensée. La cour et le monde, Paris et la province, les hommes et les choses, tout y est peint d'un trait net et précis, et d'une vive couleur.

Au dehors, les victoires de Sobieski, qui sauvaient la chrétienté, et la mort de Monmouth, qui vengeait la puissance royale; la fortune prudente et croissante du prince d'Orange, et les imprudentes infortunes du roi Jacques d'Angleterre; enfin, le retentissement de toutes les guerres de Louis XIV, depuis le commencement de ses triomphes jusqu'au commencement de

ses revers.

Au dedans, les changements de ministères ( moins fréquents pourtant que de nos jours), depuis la disgrace de Pompone, jusqu'à la mort de Louvois, «< ce ministre puissant et superbe, dont le moi occu» pait tant d'espace! >>

Là, nous apparaît dans sa pompe cette monarchie de Louis XIV, avec ses fêtes, qui feraient croire aux magnificences fabuleuses des Mille et une Nuits; ce palais qui était une ville, cette cour qui était une province, cette royale Majesté qui tenait tant de place, que, pour remplir aujourd'hui le vide de sa demeure déserte, il a fallu faire appel à tous les siècles, à toutes les gloires du pays.

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Tantôt vous assistez au jeu du roi, « dans ce bel appartement où se trouvé réuni tout ce qui s'appelle « la Cour de France. » Tantôt, passent tour à tour devant vos yeux les maîtresses du roi ; l'une, madame de Montespan, « tout habillée de point de » France, coiffée de mille boucles, en un mot, une » triomphaute beauté à faire admirer à tous les am»bassadeurs; l'autre, cette petite violette, recevant,

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aux Carmélites, les félicitatious de la cour sur le mariage de cette fille dont elle pleurait encore la naissance : « Mais quel ange m'apparut à la fin! Ce fut à » mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois...; elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards; l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus. Cet habit si étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air; pour la modestie, elle n'est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti; mais c'est assez pour une carmélite; » et madame de Ludre, la belle chanoinesse, en proie, comme la pauvre Io, à la jalouse colère de JunonMontespan; et madame de Soubise, si prudemment ambitieuse! et madame de Fontanges, si belle et si sotte! et madame de Maintenon, plus sage, et plus habile que toutes!

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A vos oreilles retentissent les flatteries des courtisans, flatteries emphatiques des la Feuillade et des Lauzun, dont le roi« faisait semblant de se moquer," flatteries plaisantes et spirituelles du maréchal de Grammont, que Louis XIV forçait par surprise à lui dire la vérité sur de mauvais vers de sa façon,

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« la

plus cruelle petite chose qu'on puisse faire à un >> vieux courtisan. »

N'oublions pas cependant que le sévère langage de Montausier était mieux accueilli que les bassesses de la plèbe de cour, par ce monarque qu'on peint si impérieux.

Rien de ce qui fait événement dans cette sphère ne vous demeure étranger. On pleure la mort de MADAME, et avec elle celle de toute la joie, de tout l'agrément, de tous les plaisirs de la cour.»>

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