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Toi, dont la trahison me force à retenir

Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône illégitime,
Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'état?
Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!
Non, non, je me trahis moi-même d'y penser:
Qui pardonne aisément invite à l'offenser;
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.

ACTE V. SCÈNE I.

AUGUSTE, CINNA.

La scène suivante, dans laquelle AUGUSTE accuse Cinna, est une des plus belles du théâtre français.

Prends un siége, Cinna, prends; et sur toute chose a
Observe exactement la loi que je t'impose :
Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours,
D'aucun mot, d'aucun cri n'en interromps le cours ;
Tiens ta langue captive; et si ce grand silence
À ton émotion fait quelque violence,

Tu pourras me répondre, après, tout à loisir.
Sur ce point seulement contente mon désir.

CINNA.

Je vous obéirai, seigneur.

AUGUSTE.

Qu'il te souvienne

De garder ta parole, et je tiendrai la mienne..

Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiens Furent les ennemis de mon père et les miens. Au milieu de leur camp tu reçus la naissance; Et lorsqu'après leur mort tu vins en ma puissance,

a Toute cette scène est de Sénèque le philosophe: Sede, inquit, Cinna; hoc primum a te peto ne loquentem interpelles.

Leur haine, enracinée au milieu de ton sein,
T'avait mis contre moi les armes à la main.
Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
Et tu le fus encor quand tu me pus connaître ;
Et l'inclination jamais n'a démenti

Ce sang qui t'avait fait du contraire parti :
Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie.
Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie :
Je te fis prisonnier pour te combler de biens;
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens.
Je te restituai d'abord ton patrimoine;
Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine;
Et tu sais que depuis, à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées;
Je t'ai préféré même à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs;
À ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire,
Et qui m'ont conservé le jour que je respire:
De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le Ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de faveur, montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place, en ce triste accident,
Et te fis, après lui, mon plus cher confident.
Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue
Me pressant de quitter ma puissance absolue,
De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis,
Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis.
Bien plus, ce même jour, je te donne Émilie,
Le digne objet des vœux de toute l'Italie,
Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi, je t'aurais donné moins.

a On sous-entend furent.

Tu t'en souviens, Cinna; tant d'heur et tant de gloire
Ne peuvent pas si tôt sortir de ta mémoire;
Mais, ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,
Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassinera!

CINNA.

Moi, seigneur! moi, que j'eusse une âme si traîtresse ! Qu'un si lâche dessein

AUGUSTE.

Tu tiens mal ta promesse;

Sieds-toi je n'ai pas dit encor ce que je veux:
Tu te justifieras après, si tu le peux.
Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
Tu veux m'assassiner, demain, au Capitole,
Pendant le sacrifice; et ta main pour signal
Me doit au lieu d'encens donner le coup fatal.
La moitié de tes gens doit occuper la porte,
L'autre moitié te suivre, et te prêter main forte.
Ai-je de bons avis ou de mauvais soupçons?
De tous ces meurtriers te dirai-je les noms ?
Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,
Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,
Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé :
Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé;
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
Et qui, désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.
Tu te tais maintenant, et gardes le silence,
Plus par confusion que par obéissance.

"Toute cette scène," dit Voltaire, "est de Sénèque le philosophe. Par quel prodige de l'art Corneille a-t-il surpassé Sénèque, comme dans le récit du combat des Horaces (voyez la page 47.) il a été plus nerveux que Tite-Live? C'est là un des priviléges de la belle poésie." J'ajouterai: et surtout du génie de Corneille qui ne doit qu'à lui seul cet admirable trait :

Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner!

Quel était ton dessein, et que prétendais-tu,
Après m'avoir au temple à tes pieds abattu?
Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique?
Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d'un souverain
Qui, pour tout conserver, tienne tout dans sa main;
Et si sa liberté te faisait entreprendre,

Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre ;
Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'état,
Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
Quel était donc ton but? d'y régner à ma place?
D'un étrange malheur son destin le menace,
Si, pour monter au trône et lui donner la loi,
Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi;
Si jusques à ce point son sort est déplorable,
Que tu sois, après moi, le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l'empire romain
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.
Apprends à te connaître, et descends en toi-même :
On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime;
Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux;
Ta fortune est bien haut: tu peux ce que tu veux;
Mais tu ferais pitié, même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de méritea.

a Ce vers et les suivants occasionnèrent un jour une saillie singulière. Le dernier maréchal de La Feuillade étant sur le théâtre, dit tout haut à Auguste: "Ah! tu me gâtes le soyons amis, Cinna." Le vieux comédien qui représentait Auguste se déconcerta et crut avoir mal joué. Le maréchal lui dit après la pièce: "Ce n'est pas vous qui m'avez déplu, c'est Auguste qui dit à Cinna qu'il n'a aucun mérite, qu'il n'est propre à rien, qu'il fait pitié, et qui lui dit ensuite: soyons amis. Si le roi m'en disait autant, je le remercierais de son amitié." Il y a un grand sens et beaucoup de finesse dans cette plaisanterie.-Voltaire.

S'il y a ici quelques fautes dans Corneille, un acteur célèbre, appelé Monvel, les corrigeait par l'habileté de sa diction. Il faisait cette confidence à voix basse, avec une sorte d'indulgence paternelle qui,

Ose me démentir; dis-moi ce que tu vaux;
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fut ta gloire, et ton pouvoir en vient;
Elle seule t'élève, et seule te soutient;

C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne;
Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne;
Et pour te faire choir je n'aurais aujourd'hui
Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.
J'aime mieux toutefois céder à ton envie :

Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie.
Mais oses-tu penser que les Serviliens,

Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d'autres enfin, de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,
Quittent le noble orgueil d'un sang si généreux,
Jusqu'à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux?
Parle, parle, il est temps.

[Plus loin Auguste, entendant Émilie, ainsi que Maxime, se déclarer les complices de la conspiration, s'écrie :]

En est-ce assez, ô ciel! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers:
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
Je le suis, je veux l'être. Ô siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire :

en disant des vérités sévères, épargne celui auquel elles s'adressent, veut bien moins l'humilier que lui montrer son détourner du crime irrémissible d'une rechute. d'abord la raison pour ramener Cinna, ensuite il

clémence.

impuissance et le Auguste emploie aura recours à la

* Emilie entra dans la conjuration pour venger son père, C. Toranius tuteur d'Auguste et proscrit par lui durant le triumvirat. Pourtant, elle avait été comblée des bienfaits de l'Empereur.

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