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Son cœur tumultueux roule de rêve en rêve;
Il se lève, il retombe, et soudain se relève,
Se traîne quelquefois sur de vieux ossements,
De la mort qu'il veut fuir horribles monuments,
Quand tout à coup son pied trouve un léger obstacle :
Il y porte la main. Ô surprise! ô miracle!

Il sent, il reconnaît le fil qu'il a perdu,
Et de joie et d'espoir il tressaille éperdu.

Ce fil libérateur, il le baise, il l'adore,

Il s'en assure, il craint qu'il ne s'échappe encore;
Il veut le suivre, il veut revoir l'éclat du jour :
Je ne sais quel instinct l'arrête en ce séjour.
À l'abri du danger, son âme, encor tremblante,
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante.
À leur aspect lugubre, il éprouve en son cœur
Un plaisir agité d'un reste de terreur.
Enfin, tenant en main son conducteur fidèle,
Il part, il vole aux lieux où la clarté l'appelle.
Dieux! quel ravissement quand il revoit les cieux,
Qu'il croyait pour jamais éclipsés à ses yeux!
Avec quel doux transport il promène sa vue
Sur leur majestueuse et brillante étendue!
La cité, le hameau, la verdure, les bois,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois ;
Et, rempli d'une joie inconnue et profonde,
Son cœur croit assister au premier jour du monde.

ANDRIEUX.

LE MEUNIER DE SANS-SOUCI.

L'HOMME est, dans ses écarts, un étrange problème.
Qui de nous, en tout temps, est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n'en point avoir:
Le matin incrédule, on est dévot le soir.

Tel s'élève et s'abaisse au gré de l'atmosphère
Le liquide métal balancé sous le verre.

L'homme est bien variable; et ces malheureux rois,
Dont on dit tant de mal, ont du bon quelquefois.
J'en conviendrai sans peine, et ferai mieux encore:
J'en citerai pour preuve un trait qui les honore;
Il est de ce héros, de Frédéric seconda,
Qui, tout roi qu'il était, fut un penseur profond,
Redouté de l'Autriche, envié dans Versailles,
Cultivant les beaux-arts au sortir des batailles,
D'un royaume nouveau la gloire et le soutien,
Grand roi, bon philosophe et fort mauvais chrétien.
Il voulait se construire un agréable asile,
Où, loin de l'étiquette arrogante et futile,
Il pût, non végéter, boire et courir des cerfs,
Mais des faibles humains méditer les travers,
Et, mêlant la sagesse à la plaisanterie,
Souper avec d'Argens, Voltaire et Lamettries.
Sur le riant coteau par le prince choisi,
S'élevait le moulin du meunier Sans-Souci.
Le vendeur de farine avait pour habitude
D'y vivre au jour le jour, exempt d'inquiétude ;
Et, de quelque côté que vînt souffler le vent,

Il

y tournait son aile, et s'endormait content.
Fort bien achalandé, grâce à son caractère,
Le moulin prit le nom de son propriétaire ;
Et des hameaux voisins les filles, les garçons,
Allaient à Sans-Souci pour danser aux chansons.
Sans-Souci!...ce doux nom, d'un favorable augure,
Devait plaire aux amis des dogmes d'Épicure.

a Frédéric II, surnommé le Grand, roi de Prusse, né en 1712, mort en 1786.

Jean-Baptiste Boyer, marquis d'Argens, né à Aix, en Provence, en 1704, mort en 1771. Frédéric II lui donna la clef de chambellan et la place de directeur de l'académie.

c Julien-Offray de Lamettrie, médecin, et l'un des sophistes fameux du dix-huitième siècle.

Frédéric le trouva conforme à ses projets,

Et du nom d'un moulin honora son palais.
Hélas! est-ce une loi sur notre pauvre terre,

Que toujours deux voisins auront entre eux la guerre ;
Que la soif d'envahir et d'étendre ses droits
Tourmentera toujours les meuniers et les rois ?
En cette occasion, le roi fut le moins sage:
Il lorgna du voisin le modeste héritage.

On avait fait des plans, fort beaux sur le papier,
Où le chétif enclos se perdait tout entier.

Il fallait sans cela renoncer à la vue,

Rétrécir les jardins et masquer l'avenue.
Des bâtiments royaux l'ordinaire intendant
Fit venir le meunier, et, d'un ton important:

[garde:

"Il nous faut ton moulin ; que veux-tu qu'on t'en donne?”
"Rien du tout; car j'entends ne le vendre à personne.
Il vous faut est fort bon...Mon moulin est à moi...
Tout aussi bien au moins que la Prusse est au roi.”
-"Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde."
"Faut-il vous parler clair?"—"Oui."-"C'est que je le
Voilà mon dernier mot." Ce refus effronté
Avec un grand scandale au prince est raconté.
Il mande auprès de lui le meunier indocile,
Presse, flatte, promet; ce fut peine inutile:
Sans-Souci s'obstinait. "Entendez la raison,
Sire: je ne peux pas vous vendre ma maison ;
Mon vieux père y mourut, mon fils y vient de naître ;
C'est mon Potsdama, à moi. Je suis tranchant peut-être:
Ne l'êtes-vous jamais? Tenez, mille ducats,
Au bout de vos discours, ne me tenteraient pas.
Il faut vous en passer; je l'ai dit : j'y persiste."
Les rois malaisément souffrent qu'on leur résiste.
Frédéric, un moment par l'humeur emporté :
"Parbleu de ton moulin c'est bien être entêté ;

Le château royal de Potsdam est à six lieues de Berlin.

Je suis bon de vouloir t'engager à le vendre;
Sais-tu que sans payer je pourrais bien le prendre?
Je suis le maître."-" Vous, de prendre mon moulin?
Oui, si nous n'avions pas des juges à Berlin."
Le monarque, à ces mots, revient de son caprice,
Charmé que sous son règne on crût à la justice,
Il rit; et, se tournant vers quelques courtisans:
"Ma foi, messieurs, je crois qu'il faut changer nos plans.
Voisin, garde ton bien; j'aime fort ta réplique."
Qu'aurait-on fait de mieux dans une république?
Le plus sûr est pourtant de ne pas s'y fier.
Ce même Frédéric, juste envers un meunier,
Se permit maintes fois telle autre fantaisie :
Témoin ce certain jour qu'il prit la Silésie;
Qu'à peine sur le trône, avide de lauriers,
Epris du vain renom qui séduit les guerriers,
Il mit l'Europe en feu. Ce sont là jeux de prince :
On respecte un moulin, on vole une provincea.

LA MOTTE.

LE FROMAGE,

FABLE.

DEUX chats avaient pris un fromage,
Et tous deux à l'aubaine avaient un droit égal.
Dispute entre eux pour le partage.

Qui le fera? Nul n'est assez loyal.
Beaucoup de gourmandise et peu de conscience;
Témoin leur propre fait, le fromage volé:
Ils veulent donc qu'à l'audience,

Dame Justice entr'eux vide le démêlé.
Un singe maître clerc du bailli du village,
Et que pour lui-même on prenait,

a Cet extrait charmant nous rappelle le Calife, fable de Florian; voyez la page 336.

R

Quand il mettait, parfois, sa robe et son bonnet,
Parut à nos deux chats tout un aréopage.
Pardevant don Bertrand le fromage est porté,
Bertrand s'assied, prend la balance,

Tousse, crache, impose silence,

Fait deux parts avec gravité;

En charge les bassins; puis cherchant l'équilibre,
"Pesons," dit-il, "d'un esprit libre,

D'une main circonspecte; et vive l'équité!
Çà; celle-ci déjà me paraît trop pesante."
Il en mange un morceau. L'autre pèse à son tour;
Nouveau morceau mangé, par raison du plus lourd.
Un des bassins n'a plus qu'une légère pente.

"Bon! nous voilà contents, donnez," disent les chats. "Si vous êtes contents; justice ne l'est pas,"

Leur dit Bertrand; 66

race ignorante,

Croyez-vous donc qu'on se contente

De passer comme vous les choses au gros sas3 ?”
Et ce disant, monseigneur se tourmente
À manger toujours l'excédent;

Par équité toujours donne son coup de dent;
De scrupule en scrupule avançait le fromage.
Nos plaideurs, enfin las des frais,

Veulent le reste sans partage.

"Tout beau," leur dit Bertrand; "soyez hors de procès; Mais le reste, messieurs, m'appartient comme épice.

À

nous autres aussi nous nous devons justice.

Allez en paix; et rendez grâce aux dieux.”
Le bailli n'eût pas jugé mieux.

a Passer une chose au gros sas (sas, sieve); c'est-à-dire, examiner une chose légèrement, avec peu de soin.

b Épice, voyez la page 167, note 2.

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