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Il marche vers d'Ailly, dans sa fureur guerrière : Parmi des tourbillons de flamme, de poussière, À travers les blessés, les morts, et les mourants, De leurs coursiers fougueux tous deux pressent les flancs; Tous deux sur l'herbe unie, et de sang colorée, S'élancent loin des rangs, d'une course assurée: Sanglants, couverts de fer, et la lance à la main, D'un choc épouvantable ils se frappent soudain. La terre en retentit, leurs lances sont rompues: Comme en un ciel brûlant deux effroyables nues, Qui, portant le tonnerre et la mort dans leurs flancs, Se heurtent dans les airs, et volent sur les vents: De leur mélange affreux les éclairs rejaillissent; La foudre en est formée, et les mortels frémissent. Mais loin de leurs coursiers, par un subit effort, Ces guerriers malheureux cherchent une autre mort; Déjà brille en leurs mains le fatal cimeterre. La Discorde accourut; le démon de la guerre, La Mort pâle et sanglante, étaient à ses côtés. Malheureux, suspendez vos coups précipités ! Mais un destin funeste enflamme leur courage; Dans le cœur l'un de l'autre ils cherchent un passage, Dans ce cœur ennemi qu'ils ne connaissent pas. Le fer qui les couvrait brille et vole en éclats, Sous les coups redoublés leur cuirasse étincelle ; Leur sang, qui rejaillit, rougit leur main cruelle ; Leur bouclier, leur casque, arrêtant leur effort, Pare encore quelques coups, et repousse la mort. Chacun d'eux, étonné de tant de résistance, Respectait son rival, admirait sa vaillance. Enfin le vieux d'Ailly, par un coup malheureux, Fait tomber à ses pieds ce guerrier généreux. Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière; Son casque auprès de lui roule sur la poussière. D'Ailly voit son visage: ô désespoir! ô cris! Il le voit, il l'embrasse: hélas! c'était son fils.

Le père infortuné, les yeux baignés de larmes,
Tournait contre son sein ses parricides armes ;
On l'arrête; on s'oppose à sa juste fureur:

Il s'arrache, en tremblant, de ce lieu plein d'horreur;
Il déteste à jamais sa coupable victoire ;

Il renonce à la cour, aux humains, à la gloire;
Et se fuyant lui-même, au milieu des déserts,
Il va cacher sa peine au bout de l'univers.
Là, soit que le soleil rendît le jour au monde,
Soit qu'il finît sa course au vaste sein de l'onde,
Sa voix fesait redire aux échos attendris
Le nom, le triste nom de son malheureux fils.

Du héros expirant la jeune et tendre amante,
Par la terreur conduite, incertaine, tremblante,
Vient d'un pied chancelant sur ces funestes bords:
Elle cherche, elle voit dans la foule des morts,
Elle voit son époux; elle tombe éperdue;
Le voile de la mort se répand sur sa vue:
"Est-ce toi, cher amant?" Ces mots interrompus,
Ces cris demi-formés ne sont point entendus ;
Elle rouvre les yeux; sa bouche presse encore
Par ses derniers baisers la bouche qu'elle adore:
Elle tient dans ses bras ce corps pâle et sanglant,
Le regarde, soupire, et meurt en l'embrassant.

Père, époux malheureux, famille déplorable, Des fureurs de ces temps exemple lamentable, Puisse de ce combat le souvenir affreux Exciter la pitié de nos derniers neveux, Arracher à leurs yeux des larmes salutaires,

Et qu'ils n'imitent point les crimes de leurs pères !

FRAGMENT DU FANATISME,

TRAGÉDIE.

La scène est à la Mecque.

Le dialogue entre Mahomet et Zopire, shérif de la Mecque, est un chef-d'œuvre d'éloquence dramatique. Après avoir développé ses vastes desseins et sa profonde politique, Mahomet, ne pouvant corrompre le vertueux Zopire, lui annonce qu'il a dans ses fers les deux enfants que ce vieillard croyait avoir perdus et qu'il va prononcer sur leur sort. Zopire est inexorable.

ACTE II. SCÈNE V.

ZOPIRE, MAHOMET.

ZOPIRE.

AH! quel fardeau cruel à ma douleur profonde!
Moi, recevoir ici cet ennemi du monde !

MAHOMET.

Approche, et puisque enfin le ciel veut nous unir,
Vois Mahomet sans crainte, et parle sans rougir.

ZOPIRE.

Je rougis pour toi seul, pour toi dont l'artifice
A traîné ta patrie au bord du précipice;
Pour toi de qui la main sème ici les forfaits,
Et fait naître la guerre au milieu de la paix.
Ton nom seul parmi nous divise les familles,
Les époux, les parents, les mères et les filles;
Et la trève pour toi n'est qu'un moyen nouveau
Pour venir dans nos cœurs enfoncer le couteau.
La discorde civile est partout sur ta trace.
Assemblage inouï de mensonge et d'audace,
Tyran de ton pays, est-ce ainsi qu'en ce lieu
Tu viens donner la paix et m'annoncer un dieu?

MAHOMET.

Si j'avais à répondre à d'autres qu'à Zopire,
Je ne ferais parler que le dieu qui m'inspire;

Le glaive et l'Alcoran, dans mes sanglantes mains,
Imposeraient silence au reste des humains;

Ma voix ferait sur eux les effets du tonnerre,
Et je verrais leurs fronts attachés à la terre:
Mais je te parle en homme, et sans rien déguiser;
Je me sens assez grand pour ne pas t'abuser.
Vois quel est Mahomet: nous sommes seuls; écoute:
Je suis ambitieux; tout homme l'est, sans doute;
Mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen,
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
Par les lois, par les arts, et surtout par la
Le temps de l'Arabie est à la fin venu.
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu,
Laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire;
Voici les jours nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l'univers désolé,

guerre;

La Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
L'Inde esclave et timide, et l'Égypte abaissée,
Des murs de Constantin la splendeur éclipsée;
Vois l'empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré, dont les membres épars
Languissent dispersés sans honneur et sans vie :
Sur ces débris du monde élevons l'Arabie.

Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers;
Il faut un nouveau dieu pour l'aveugle univers.
En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie,

Chez les Crétois Minos, Numa dans l'Italie,

À des peuples sans mœurs, et sans culte, et sans rois,

Donnèrent aisément d'insuffisantes lois.

Je viens après mille ans changer ces lois grossières :
J'apporte un joug plus noble aux nations entières :
J'abolis les faux dieux; et mon culte épuré
De ma grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche point de tromper ma patrie;
Je détruis sa faiblesse et son idolâtrie:

Sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir;
Et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.

ZOPIRE.

Voilà donc tes desseins! c'est donc toi dont l'audace
De la terre à ton gré prétend changer la face!
Tu veux, en apportant le carnage et l'effroi,
Commander aux humains de penser comme toi:
Tu ravages le monde, et tu prétends l'instruire.
Ah! si par des erreurs il s'est laissé séduire,
Si la nuit du mensonge a pu nous égarer,
Par quels flambeaux affreux veux-tu nous éclairer ?
Quel droit as-tu reçu d'enseigner, de prédire,
De porter l'encensoir, et d'affecter l'empire?

MAHOMET.

Le droit qu'un esprit vaste, et ferme en ses desseins, A sur l'esprit grossier des vulgaires humains.

ZOPIRE.

Eh quoi! tout factieux, qui pense avec courage,
Doit donner aux mortels un nouvel esclavage?
Il a droit de tromper, s'il trompe avec grandeur?

MAHOMET.

faire?

Oui; je connais ton peuple, il a besoin d'erreur;
Ou véritable ou faux, mon culte est nécessaire.
Que t'ont produit tes dieux ! quel bien t'ont-ils pu
Quels lauriers vois-tu croître au pied de leurs autels?
Ta secte obscure et basse avilit les mortels,
Énerve le courage, et rend l'homme stupide;
La mienne élève l'âme et la rend intrépide.
Ma loi fait des héros.

ZOPIRE.

Dis plutôt des brigands.

Porte ailleurs tes leçons, l'école des tyrans;

Va vanter l'imposture à Médine où tu règnes,
Où tes maîtres séduits marchent sous tes enseignes,

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