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Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;
Que c'était une masse informe et sans beauté.
L'éléphant étant écouté,

Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit

Dame baleine était trop grosse.
Dame fourmi trouva le ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupin les renvoya s'étant censurés tous,

Du reste, contents d'eux. Mais parmi les plus fous
Notre espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain

Nous créa besaciers a tous de même manière,

Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

Le Rat de ville et le Rat des champs.

Autrefois le rat de ville"
Invita le rat des champs,
D'une façon fort civile,
A des reliefs d'ortolans.

Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête;
Rien ne manquait au festin:
Mais quelqu'un troubla la fête
Pendant qu'ils étaient en train.

a Porteurs de besaces.

Restes de repas.

À la porte de la salle

Ils entendirent du bruit:
Le rat de ville détale;
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire:
Rats en campagne aussitôt;
Et le citadin de dire:
"Achevons tout notre rôt."

"C'est assez," dit le rustique;
"Demain vous viendrez chez moi.
Ce n'est pas que je me pique

De tous vos festins de roi:

Mais rien ne vient m'interrompre;
Je mange tout à loisir.

Adieu donc. Fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre !"

Le Loup et l'Agneau.

La raison du plus fort est toujours la meilleurea:
Nous l'allons montrer tout à l'heure.

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

"Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?"
Dit cet animal plein de rage:

"Tu seras châtié de ta témérité."

"Sire," répond l'agneau, “que votre majesté

* Pour prévenir l'erreur où ce premier vers, qui a l'air d'annoncer une maxime quand il n'expose qu'un fait, pourrait entraîner ses jeunes lecteurs, La Fontaine aurait dû emprunter à Phèdre la réflexion suivante: "Cette fable a été écrite contre les pervers qui oppriment l'innocence en lui imputant des crimes imaginaires."

Ne se mette pas en colère;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson."

"Tu la troubles!" reprit cette bête cruelle; "Et je sais que de moi tu médis l'an passé." "Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?" Reprit l'agneau; "je tette encor ma mère.”"Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.""Je n'en ai point."-" C'est donc quelqu'un des tiens; Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit: il faut que je me venge."

Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Le Coq et la Perle.

Un jour un coq détourna
Une perle, qu'il donna
Au beau premier lapidaire.
"Je la crois fine," dit-il;

"Mais le moindre grain de mila

Serait bien mieux mon affaire."

Un ignorant hérita

D'un manuscrit, qu'il porta

Chez son voisin le libraire.

"Je crois," dit-il, " qu'il est bon;

Mais le moindre ducaton

Serait bien mieux mon affaire."

a Mil. Plante graminée qui porte une graine fort petite, à laquelle on a donné le même nom. On dit plus ordinairement,

millet.

Le Chêne et le Roseau.

Le chêne un jour dit au roseau :
"Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roiteleta pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau,

Vous oblige à baisser la tête;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent. La nature envers vous me semble bien injuste." "Votre compassion," lui répondit l'arbuste, "Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci:

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables; Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos;

Mais attendons la fin." Comme il disait ces mots, Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

a Petit oiseau, très-petit passereau (wren).

Le Lion et le Rat.

soi.

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d'un plus petit que
De cette vérité deux fables feront foi;
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d'un lion

Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un aurait-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire?
Cependant il avint qu'au sortir des forêts
Ce lion fut pris dans des rets,

Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.

Patience et longueur de temps a
Font plus que force ni que rage.

La Colombe et la Fourmi.

L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits.

Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe,
Quand sur l'eau se penchant une fourmis y tombe;
Et dans cet océan l'on eût vu la fourmis

S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.

a Expression toute latine: Nihil est quod longinquitas temporis efficere non possit.-CICERO, de Divinatione.

b Autrefois on écrivait fourmis avec un s, même au singulier: du temps de La Fontaine, ce mot, comme aujourd'hui, ne prenait d's qu'au pluriel; et notre auteur, dans la même fable, écrit ce mot au singulier avec ou sans s, selon le besoin de son vers. Exemple remarquable d'un genre de licence qui se reproduit assez fréquemment chez les poëtes du siècle de Louis XIV.

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