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distingués et la Faculté de droit a eu le regret de ne pouvoir adresser le suprême adieu au maître éminent dont elle avait à déplorer la perte. C'est donc pour remplir un devoir et pour dire, ici, ce que je n'ai pu dire, sur sa tombe, que j'ai écrit les pages qu'on va lire.

Charles-François-Joseph Testoud est né à Grenoble, le 2 janvier 1850. Tout jeune encore, il eut le malheur de perdre son père. Sa mère, restée veuve de bonne heure, se consacra à lui avec un dévouement admirable et une touchante abnégation, mais aussi, avec cette tendresse inquiète et un peu étroite des mères, appelées à faire l'éducation d'un fils unique. Mme Testoud avait des goûts simples et des habitudes modestes; son état maladif et ses ressources modiques lui imposaient, du reste, une existence très retirée. Aussi vivait-elle, dans une solitude presque complète, sans relations, exclusivement absorbée par ses devoirs de mère de famille.

L'enfant, venu au monde chétif et débile, passa tristement les premières années de sa vie, seul, privé des joies ordinaires de l'enfance, et à l'ombre mélancolique du logis maternel qu'il ne quittait jamais. Plus tard, quand vint la jeunesse, sa santé se raffermit, ses forces se développèrent et son intelligence, d'abord languissante, s'éveilla. Il était, d'ailleurs, admirablement doué et avait une mémoire surprenante. Alors, autant pour satisfaire la curiosité naturelle de son esprit que pour tromper les ennuis de l'isolement, il se prit d'une passion extraordinaire pour la lecture, lisant, au hasard, et avec une avidité que rien ne parvenait à apaiser, tous les livres qui tombaient sous sa main. C'est ainsi qu'il fit, lui-même et sans guide, sa première éducation.

Il fallut cependant aviser à des études plus régulières. Sa mère consentit, non sans regret, à suivre les conseils d'un parent et à se séparer de son fils. Le jeune Testoud fut placé au petit Séminaire du Rondeau, où il fit ses premières classes; il quitta ensuite cet établissement pour aller terminer ses études secondaires au Lycée de Grenoble. Partout, il fut un écolier modèle, le plus attentif et le plus laborieux de tous, toujours en tête de sa classe, obtenant sans peine tous les premiers prix et faisant l'étonnement de ses maîtres par la vivacité de son intelligence et la facilité de sa mémoire, aussi bien que par l'étendue et la variété de ses connaissances.

Reçu bachelier ès lettres à la session du mois d'août 1867, il se fit inscrire, la même année, à la Faculté de droit. Les études juridiques l'attiraient; aussitôt, elles le prirent et le captivèrent tout entier. La science austère du droit semblait, du reste, convenir à merveille à cet esprit sérieux, méditatif et mûri avant l'âge. L'étudiant fut ce qu'avait été l'écolier; travailleur opiniâtre, il ne prenait jamais aucune distraction et fuyait, avec une sorte de sauvagerie farouche, la société joyeuse et bruyante de ses camarades. Affamé de savoir et comme obsédé du désir d'apprendre, il passait la journée entière à la Faculté, soit dans les salles de cours, où il arrivait toujours seul et toujours le premier, soit à la bibliothèque de l'École, où, chaque jour, il travaillait de longues heures, avec une constance et une régularité qui firent souvent le désespoir de l'agent qui remplissait alors les fonctions de bibliothécaire1. Son assiduité exemplaire, son ardeur au travail et ses efforts persévérants appelèrent bientôt sur lui l'attention de ses maîtres, qui le prirent en affection et ne lui ménagèrent, dès lors, ni leurs soins, ni leurs conseils, ni leurs encouragements.

- L'étudiant promettait beaucoup; il tint, et au delà, tout ce qu'il promettait. J'ai à peine besoin de dire qu'il eut tous les succès scolaires auxquels il pouvait prétendre, subissant tous ses examens de la manière la plus brillante et moissonnant toutes les récompenses. Dès qu'il eut obtenu son grade de licencié (13 janvier 1871), il se mit à la préparation du doctorat qu'il acheva en moins de deux ans. Le 27 décembre 1872, il était reçu docteur en droit. Dans sa thèse, consacrée à la Théorie des tiers et des ayants cause, le jeune auteur ne craignit pas d'aborder un sujet d'une extrême difficulté. Il écrivit, néanmoins, une œuvre vraiment remarquable, prouvant ainsi qu'il était de ceux qui peuvent avoir de l'audace, sans être téméraires. Cette étude, qui aujourd'hui encore fait autorité en la matière, atteste, en effet, non seulement une rare maturité d'esprit, mais encore une science profonde et une ingénieuse sagacité qui eussent fait honneur au plus expert des jurisconsultes. La même année, il avait obtenu une médaille d'or au concours de doctorat, pour un excellent mémoire sur La preuve du mariage en droit français.

A cette époque, la bibliothèque universitaire n'existait pas encore et chaque Faculté avait sa bibliothèque particulière.

A peine docteur, Testoud, sans songer au repos, entreprit immédiatement la conquête du titre d'agrégé. On le vit alors, tout en préparant son agrégation, suivre les conférences du stage, fréquenter le Palais, donner des leçons de droit, écrire des notes pour les Recueils de Jurisprudence, rédiger des articles pour des Revues et travailler chez un avoué de la ville, avec la régularité et l'exactitude d'un clerc de profession. Cette vie, d'un labeur incroyable, dura près de deux ans. A cette époque, il eut la douleur de perdre sa mère qu'il pleura sincèrement.

Resté seul, il part pour Paris. Il y venait, pour la première fois, complètement inconnu, sans relations et sans appuis. On était en 1874, au mois de janvier; dans quelques semaines, un concours va s'ouvrir; mais, il faut à notre candidat une dispense d'àge; il l'obtient, se présente et remporte une éclatante victoire. Aussitôt en effet, il s'empare de la première place et la garde, sans défaillance, jusqu'à la fin du concours, grâce à de mémorables épreuves qui séduisent ses juges et étonnent ses concurrents. Le 12 mai 1874, il est institué agrégé des Facultés de droit; il avait à peine vingt-quatre ans.

Nommé d'abord à Bordeaux, Charles Testoud se fait transférer à Grenoble; un arrêté ministériel du 6 juillet 1874 l'attache à notre Faculté qui l'accueille avec joie, heureuse de recevoir dans ses rangs un disciple qui lui était cher et qui, déjà, lui faisait si grand honneur. Il est d'abord chargé du cours de droit criminel qu'il professe pendant un an; ensuite, l'année suivante, il demande sa délégation à un cours de droit civil rendu libre par le départ du professeur (arrêté du 5 novembre 1875)1.

Dès que notre agrégé se mit à l'œuvre, ce fut un maître, qui se révéla ; il se fit immédiatement remarquer par la clarté et la facilité de son élocution, l'étendue de son savoir et la solidité de son enseignement. Ces hautes qualités le mirent aussitôt en relief et lui valurent les distinctions les plus flatteuses et les plus méritées. Il reçut les palmes académiques le 3 novembre 1877 et, bientôt après, M. le Ministre de l'Instruction publique le nommait agrégé à la Faculté de droit de Paris (arrêté du 6 juin 1878). Mais, par un

La chaire de droit civil devenue vacante était celle de M. Caillemer, qui venait d'ètre appelé aux fonctions de doyen de la nouvelle Faculté de Lyon.

sentiment qui l'honore, et à la délicatesse duquel il convient de rendre un légitime hommage, notre collègue veut rester fidèle à sa Faculté et à sa ville natale; il refuse donc le poste envié qui lui était offert, sacrifiant ainsi, sans regret, la séduisante perspective du bel avenir que lui assurait cette nomination. Quelques mois après (14 décembre 1878), il était nommé professeur titulaire, bien qu'il n'eût pas encore l'âge fixé par les règlements, et il prenait ainsi possession définitive de cette chaire, qu'il a conservée jusqu'à la fin de ses jours, et où il a enseigné le droit civil, pendant plus de seize ans, avec un éclat dont nul n'a perdu le souvenir.

Testoud était un professeur incomparable. Ses connaissances. approfondies, sans cesse accrues par le travail, la sûreté de son savoir, la rigueur de sa méthode, la fermeté de son esprit et la netteté de ses idées donnaient, en effet, à son enseignement une haute valeur et une grande portée. Il n'hésitait pas, ne parlant jamais que des choses qu'il connaissait à fond; il prononçait le mot décisif et savait formuler le jugement qui reste dans l'esprit, en forçant l'attention, et que l'auditeur charmé emporte pour toujours. Sa parole précise, sobre et claire impressionnait fortement et faisait la lumière. Il ne disait rien qui ne fût à la fois personnel et vrai. Il se faisait à luimême une opinion individuelle sur chaque chose et cette opinion, qui ne recherchait pas le paradoxe et qui ne rencontrait jamais la banalité, reflétait simplement la forme la plus exquise du bon sens et de la vérité.

Aussi, rien ne fut plus justifié que le succès de son enseignement; il fut merveilleux et, loin de se ralentir, alla toujours grandissant, à mesure que l'expérience perfectionnait et affinait, de jour en jour, le talent du professeur. Cet éclatant succès, que notre savant collègue tenait, avec raison, pour la meilleure et la plus douce des récompenses, fut d'abord affirmé par la respectueuse et sincère gratitude que lui vouèrent tous ceux qui eurent la bonne fortune de suivre ses cours et de profiter ainsi de ses leçons. Il fut également mis en lumière par les nombreuses récompenses que ses élèves obtinrent aux concours généraux et aussi par le grand nombre des auditeurs

1 Ses élèves obtinrent, aux concours généraux des Facultés de droit, les récompenses suivantes: 1877, premier prix et trois mentions (3, 4, 5); 1880, deuxième prix et deux mentions (3, 4); 1886, troisième mention.

qui s'empressèrent toujours, fidèles et attentifs, autour de sa chaire. M. le Ministre de l'Instruction publique, pour montrer au fonctionnaire que l'Autorité supérieure savait apprécier ses services, lui accorda, à plusieurs reprises, des témoignages évidents de satisfaction. C'est ainsi que notre collègue bénéficia, en 1881, d'une promotion de classe au choix, qu'il reçut les palmes d'officier de l'Instruction publique, le 14 juillet 1884, et qu'il fut appelé, en 1890, à faire partie du jury d'agrégation.

Le professeur éminent qu'était Charles Testoud se doublait d'un juriste d'une valeur peu commune. Ce fut, en effet, un jurisconsulte de la bonne école, possédant, au suprême degré, l'art difficile d'interpréter les lois et d'appliquer aux faits les règles juridiques qui se dégagent des principes et des textes. Initié à la pratique des affaires, à l'égal du praticien le plus habile, admirablement servi par une prodigieuse mémoire et connaissant à fond la Jurisprudence, dont il pouvait citer, avec leurs dates, toutes les décisions notables, on a dit de lui, sans la moindre exagération, qu'il était une « vivante encyclopédie du droit».

Inscrit au barreau, et sans paraître à la barre, car il ne plaida jamais, il y joua cependant un rôle important et y tint une place considérable. Il était le guide, toujours écouté, des plaideurs et des hommes d'affaires qui, en toutes circonstances, s'adressaient au professeur Testoud, assurés d'avance qu'ils trouveraient infailliblement auprès de lui la solution cherchée. Que de consultations il a rédigées; que de notes il a fournies; que de conseils il a donnés ! Les questions litigieuses les plus complexes ne l'embarrassaient guère; il les élucidait, en quelques mots précis et lumineux, et, dans chaque cas, sans aucune hésitation et aussi avec la plus imperturbable sûreté, il savait déduire les conséquences pratiques commandées par les principes. Son expérience des affaires et sa science du droit étaient tenues en si haute estime, au Palais, qu'il ne se plaidait pas un procès de quelque importance sans qu'il eût été sollicité de donner son avis, et toujours, cet avis était frappé au coin de la saine raison.

Allocution de M. Cogordan, sur sa tombe.

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