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BERLIOZ ÉCRIVAIN

Par M. Paul MORILLOT,

Professeur à la Faculté des Lettres.

I

Un musicien écrivain personne ne s'étonnera de voir ainsi rapprochés ces deux mots, car la chose n'est pas nouvelle. Sans remonter jusqu'au roi David, harpiste et poète, faut-il citer le compositeur du Devin de village, Jean-Jacques Rousseau, qui a laissé un assez joli nom dans la littérature? Et Richard Wagner, l'illustre père de la Tétralogie? Et tout près de nous, l'auteur de Samson et Dalila, charmant sonnettiste à ses heures? La liste des musiciens qui ont sacrifié aux lettres serait longue : à la vérité, il serait presque aussi tôt fait d'énumérer ceux que le démon de l'écriture n'a jamais tentés.

Pareille rencontre n'a d'ailleurs en soi rien de surprenant. De tous temps les Muses ont passé pour sœurs, et la Musique, au sens premier du mot, comprend tous les arts. Une étroite affinité lie surtout entre eux les arts d'expression. Littérature et peinture aiment souvent à s'unir: Fromentin et Théophile Gautier ont su manier tour à tour le pinceau et la plume. A plus forte raison le musicien appellet-il l'écrivain ils sont tout à fait de la même famille. Même, si l'on en croit le philosophe Spencer et le naturaliste Lacépède, leur parenté est fort lointaine, puisqu'elle remonte à l'origine même de l'humanité. Le chant serait alors naturellement sorti de la vie inférieure et instinctive, et la musique n'aurait été qu'une sorte d'ac

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centuation ou d'exagération du langage naturel. Aussi, au début des civilisations, parole et chant semblent-ils encore indissolubles; et si plus tard ils se sont dissociés, du moins ont-ils cherché toutes les occasions de se réunir à nouveau, comme en témoignent l'histoire de la poésie lyrique et celle de la musique dramatique. On peut dire d'une façon générale que dans tout écrivain digne de ce nom il y a un musicien qui se cherche, et que de même dans tout musicien il y a un écrivain qui voudrait s'affirmer.

Pour les écrivains la chose ne paraît pas douteuse. La valeur musicale d'un Lamartine, malgré la difficulté qu'on éprouve à la déterminer exactement, n'en est pas moins réelle le Lac, avant d'avoir été transformé en romance par Niedermeyer, était déjà mélodie de tels vers se chantent et se lisent à la fois; leur écriture n'est pas seulement représentative de sentiments et d'images, mais elle évoque en nous toute une série d'ondes sonores, qui se résolvent en harmonie. De Victor Hugo on en peut dire autant. En vain alléguerait-on le mépris transcendant et puéril qu'il a affiché pour la

La plus curieuse de ces tentatives a été certainement celle de la Pléiade. Ronsard, Baïf, Jodelle et leurs amis furent des musiciens en même temps que des poètes Ronsard, bien qu'il fût sourd (comme Beethoven), en venait à dire « que sans la Musique la Poésie était presque sans grâce, comme la Musique sans la Mélodie des vers inanimée et sans vie. » (Vie de Ronsard, par Claude Binet). Notre Pindare français écrivait ses beaux vers des Amours et des Odes pour qu'ils fussent chantés: et ils le furent, du moins en partie, comme en témoignent les compositions de Pierre Certon, de Clément Janequin, de Claude Goudimel, d'Orlande, de Claudin, de Costeley, de Muret, de Robert de Lassus, et de beaucoup d'autres musiciens du temps, dont on a exhumé récemment quelques pages, en une très intéressante étude que je recommande aux fervents de la Pléiade: Ronsard et la musique de son temps, par Julien Tiersot (Leipzig, Breitkof et Haertel, 1903; Paris, Fischbacher). L'invention des vers mesurés et l'histoire de l'Académie fondée par Baïf et Thibaut de Courville, après lettres patentes de Charles IX, en 1570, puis dirigée par Baïf et Mauduit, enfin par Mauduit tout seul, après la mort de Baïf, est l'épisode le plus piquant de ce que l'on pourrait appeler les amours de la Parole et du Chant (voir Du Boulay, Hist. de l'Université de Paris, VI; Sauval, Antiquités de Paris, IX; Gouget, Bibl. franç., XIII; d'Aubigné, Lettres, I, 453, III, 272; Pasquier, Recherches de la France, VII, etc............).

2 Voir dans J. Combarieu (Les rapports de la musique et de la poésie considérés au point de vue de l'expression, Alcan, 1894) l'analyse phonique d'une strophe de Lamartine (page 222).

musique: quoi qu'il dise et quoi qu'il pense, ce prodigieux « visuel » est aussi un exceptionnel «< auditif », «< auditif », un incomparable chef d'orchestre, qui non seulement perçoit tous les sons, tous les souffles, toutes les voix de la nature, mais qui possède le don génial de les composer et de les transposer dans la catégorie des formes et des mouvements. Lamartine et Hugo sont des musiciens malgré eux: et ce que nous disons des grands poètes peut se dire aussi des grands prosateurs au rythme puissant, des Chateaubriand, des Michelet et des Renan. Quant aux poètes de l'école moderne, on sait jusqu'où ils ont poussé et poussent encore l'impressionnisme musical. On connaît le précepte de Verlaine :

De la musique encore et toujours!

les originales tentatives d'Arthur Rimbaud et de Stéphane Mallarmé, les hardies théories de René Ghil: « Des sons te sont vus. Or si le son peut être traduit en couleur, la couleur peut se traduire en son, et aussitôt en timbre d'instrument. » Je ne sais si « toute la Trouvaille est là gisante », mais il est curieux de noter cette tendance de certaine poésie à n'être qu'une « sonorité intellectuelle ».

Inversement, tout musicien ne recèle-t-il pas, dans une certaine mesure, un écrivain? Sans doute, les moyens d'expression de l'un et de l'autre diffèrent l'expression musicale est d'une nature plus imprécise, plus indéterminée, plus sensible et plus pénétrante par là même; l'expression verbale est plus claire, plus logique, plus vraiment intellectuelle: mais au fond ne s'appliquent-elles pas, l'une et l'autre, au même objet, c'est-à-dire à la représentation de la vie universelle, infiniment diverse et profonde? Si leurs moyens sont inégaux, il n'est pas prouvé qu'ils soient opposés l'un à l'autre et vraiment irréductibles entre eux; peut-être diffèrent-ils en qualité ou en quantité, et non pas en essence. Un critique qui a beaucoup réfléchi à ces questions et qui se montre très préoccupé de maintenir à la musique son domaine propre à côté et même au-dessus de celui de la poésie, a fait cette remarque «En réalité, il n'y a pas un seul musicien connu qui n'ait demandé au langage verbal un se

1 Voir Brunot, dans Hist. de la Langue et de la Litt. franç., par Petit de Julleville (Armand Colin), t. VIII, p. 797.

cours plus ou moins étendu... Cette tendance s'accentue de jour en jour1. » Beethoven lui-même, le roi de la symphonie, en est venu, dans celle de ses compositions qui passe pour son chef-d'œuvre, à solliciter le concours des voix. « L'art de Bach s'oriente désormais vers la symphonie à programme et vers le drame. Pour atteindre pleinement son but, il faut au musicien le concours du poète 2. » De même que nos modernes poètes emploient souvent dans leurs vers les procédés d'indétermination de la musique, de même les musiciens sont attirés vers la détermination des mots et des paroles.

Il y a donc un mouvement de convergence qui tend à rapprocher les deux arts sans les confondre. Existe-t-il entre eux un terrain commun qu'on finira par découvrir? Ce terrain serait-il celui de l'harmonie imitative chère au musicien Lesueur, comme à plus d'un poète, aussi bien classique que romantique? On en peut douter: pareil procédé n'a pas fourni, que je sache, d'excellents résultats en musique, et il en a, à coup sûr, donné le plus souvent d'exécrables en poésie. Il n'en est pas moins vrai que la poésie et la musique modernes nous font entrevoir entre le son et le mot des rapports de valeur qui s'affirment et se précisent chaque jour davantage.

Cela étant, il semblera assez naturel qu'un compositeur, habitué à traduire ses images, ses sentiments et ses idées sous la forme si variée et si large de l'expression musicale, soit, à l'occasion, tenté de les décrire dans le langage plus rationnel et plus précis des mots. Même cette transposition verbale, pour laquelle il n'est pas besoin, comme pour l'autre, d'une initiation technique, lui semblera presque un délassement, et lui procurera du moins la satisfaction de compléter ainsi sa pensée, et d'arriver ainsi à cette expression totale vers laquelle il aspire. Berlioz surtout, musicien expressif par excellence, se trouvait, par la nature de son inspiration, par sa richesse de sentiments et d'images, plus près qu'aucun autre de ce style écrit dans lequel il devait déverser le trop-plein de sa verve.

On pourrait, rien que dans sa Correspondance intime, recueillir maint témoignage curieux de la facilité avec laquelle il passe de l'expression musicale à l'expression verbale, ou inversement. Dans

1 Jules Combarieu, op. cit., page 420.

2 Ibid.

une jolie lettre à Tajan-Rogé (Londres, 10 novembre 1847), il rap pelle spirituellement le beau feu de paille dont il avait brûlé à SaintPétersbourg, l'année précédente, pour une jeune Slave qui lui avait promis qu'elle lui écriverait : et il rapporte les discours qu'il lui tenait le soir, au soleil couchant, sur les bords de la Néva: « Je lui broyais le bras contre ma poitrine; je lui chantais la phrase de l'adagio de Roméo et Juliette (suivent dix mesures), je lui promettais, je lui offrais... » Admirons cette fertilité d'expression passionnelle, où la musique supplée sans désavantage, semble-t-il, le geste et la parole! — Ailleurs, Berlioz nous dit que les jeunes gens de Prague avaient fait de certaines phrases de la Symphonie fantastique une sorte d'argot musical. Pour dire d'une femme: « elle a l'air commun et hardi », quatre mesures du Bal suffisent; cinq autres mesures exprimeront: « elle est charmante »; et telle autre phrase: << on est triste et inquiet. >> Enfin une lettre de Berlioz à Mme Massart (22 mars 1865) débute par une mesure de la Sonate en fa de Beethoven: tel est le thème dont la lettre elle-même, mélancolique et douloureuse, sera la variation. C'est ainsi que pour Berlioz la musique et la parole se complètent l'une l'autre et s'entr'aident

tour à tour.

C'est dans les « livrets » de Berlioz qu'il importerait surtout d'étudier cet accord. Car Berlioz, comme après lui Wagner, et aussi tels compositeurs de notre École moderne, professait cette théorie qu'un musicien doit être son propre librettiste et que le mot et le son doivent procéder d'une création unique : l'un n'est point le frère adoptif de l'autre, ce sont deux frères jumeaux. Personne ne s'est moqué plus agréablement que lui des « athées de l'expression », qui prétendent que toute parole va également bien sous toute musique: on connaît ses plaisantes adaptations des paroles de la Marseillaise à l'air de la Grâce de Dieu et de la musique d'Un jour maître corbeau au texte de Rachel, quand du Seigneur..... Il s'était aussi amusé à composer pour certain chant religieux de Marcello, qu'il jugeait mal venu, une triviale poésie de marchand de boeufs revenant de la foire: Ah! quel plaisir de boire frais, de se garnir la panse! etc. Pourtant, malgré son intransigeance en la matière, Berlioz n'a pas été l'écrivain de tous ses livrets : du moins a-t-il choisi des collaborateurs dont il était sûr comme de lui-même: Victor Hugo lui a fourni les paroles de plusieurs mélodies (Sarah la Baigneuse, la

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