Page images
PDF
EPUB

CHARLES TESTOUD

SES ANNÉES D'ÉGYPTE

Par M. P. ARMINJON,

Professeur à l'École Khédiviale de Droit du Caire

M. Testoud a passé en Égypte les dix dernières années de sa vie, laborieuse et fructueuse période durant laquelle il donna toute sa mesure. Rien dans sa carrière antérieure, calme, unie, rectiligne jusqu'à ce tournant, ne permettait de présager une étape aussi lointaine. Ses quarante ans venaient de sonner. Afin de jouir, dans sa ville natale, au milieu de ses parents et de ses amis, de sa calme et studieuse existence universitaire, quelque peu animée tout juste ce qu'il fallait pour satisfaire un besoin assez modéré d'action et d'autorité par l'exercice de ses fonctions municipales, il avait, presque sans hésitation, refusé, douze ans auparavant, le poste qu'on lui offrait à la Faculté de Paris.

--

Il n'hésita guère davantage pourtant à accepter la direction de l'École Khédiviale de droit.

Depuis près de deux ans, cette situation était vacante. Son précédent titulaire, qui l'avait inaugurée, a laissé en Égypte le souvenir d'une figure originale et attachante. Vidal Pacha, ancien ingénieur sorti de Polytechnique, pourvu de nombreux diplômes universitaires, de la licence juridique, entre autres, était venu au Caire en qualité de précepteur du futur Khedive Tewfik. L'éducation du prince achevée, on lui avait confié l'organisation d'une école dite d'administration qui devait alimenter le cadre subalterne des employés de l'État et qui prit, en 1884, le nom plus ambitieux d'École de droit, sans pour cela changer son programme et ses méthodes,

ni, il faut l'ajouter, élever très sensiblement son niveau dans l'échelle pédagogique.

Les grands progrès réalisés rapidement par les quelques collèges qu'entretient le gouvernement égyptien, devaient permettre à M. Testoud de rendre l'École khédiviale de droit vraiment digne de son titre. Peu de temps encore avant l'arrivée du nouveau directeur, les professeurs de l'École dont le savoir, la distinction et le dévouement étaient pourtant des plus remarquables, n'arrivaient qu'exceptionnellement à transformer en jurisconsultes des sujets auxquels manquaient souvent les notions les plus élémentaires. Une bonne partie des cinq années dont ils disposaient alors pour cela était consacrée à des leçons tout à fait extra-juridiques dont on aura une idée par ce détail que le personnel enseignant comptait parmi ses membres un maître de calligraphie, collègue d'ailleurs apprécié d'avocats qui figuraient et figurent encore au premier rang des barreaux indigène et européen du Caire, et de cheikhs dont l'un devait, peu après, échanger sa chaire de droit islamique contre les fonctions de GrandMoufti d'Égypte et de directeur de la célèbre université musulmane

d'El Azhar.

Heureusement le Département de l'Instruction publique avait été confié, en 1885, à un homme aussi remarquable par son érudition que par ses capacités administratives. En fort peu de temps, Artin Pacha, encouragé et secondé par le Ministre dont il est le sous-secrétaire d'État, sut organiser les programmes et les méthodes de telle sorte qu'en dépit de tous les obstacles: langue, religion, habitudes, préjugés traditionnels et surtout budget ridiculement exigu, l'École de droit put bientôt recruter chaque année un nombre raisonnable de jeunes gens capables de suivre ses cours avec fruit.

M. Testoud entreprit donc au moment opportun la tàche délicate qu'il avait assumée et il parvint, sans rencontrer de difficulté sérieuse, à réorganiser l'établissement qui venait de lui être confié. Cette œuvre révéla la largeur et la souplesse de son esprit que les préjugés de la routine ne gouvernèrent jamais. Il ne crut pas que ce qu'il avait vu ou pratiqué jusque-là fùt la perfection, et, sans chercher à refondre l'École khédiviale de droit dans le moule d'une Faculté française, il se borna à fortifier, en l'allégeant et en la simplifiant, l'organisation, sous certains rapports excellente, qui existait avant lui.

Ancien polytechnicien, M. Vidal, le précédent directeur, auteur de cette organisation, s'était préoccupé avant tout d'obtenir des étudiants une stricte discipline et un travail régulier. Peut-être même le souci d'accroître l'efficacité de ces deux moyens lui avait-il fait quelque peu perdre de vue la fin de l'enseignement supérieur qui est de former le jugement, de dresser l'esprit à penser. Sauf de remarquables et brillantes exceptions, les jeunes Égyptiens, occupés du matin au soir à suivre des cours qu'ils devaient, dans l'intervalle, revoir sur leurs notes, absorbaient sans trop de peine la doctrine, mais s'en assimilaient difficilement la masse trop compacte qu'ils resservaient aux examinateurs telle qu'ils l'avaient reçue et sans en rien garder pour eux-mêmes, disaient les pessimistes.

Il est certain, toutefois, que ces jeunes gens travaillaient activement et avec suite, de sorte que ceux d'entre eux auxquels le diplôme de licencié avait été conféré au sortir de l'école possédaient peutêtre confusément et d'une façon plus ou moins durable, mais enfin possédaient les principaux éléments de l'encyclopédie juridique.

Plus que les appels et les contre-appels multipliés, plus même que le caractère calme, souple, docile, et les mœurs régulières et rangées qui caractérisent si heureusement les jeunes Égyptiens, deux règles de contrôle permettaient et permettent encore d'obtenir ces résultats sans grand effort. La première soumet les étudiants à un ingénieux système d'examens trimestriels subis, deux d'entre eux, relativement à chaque matière, devant le professeur chargé de l'enseigner et le troisième, qui porte sur l'ensemble du programme de l'année, devant un jury choisi en dehors de l'école. La seconde établit leur classement par ordre de mérite sur une liste d'après laquelle ont lieu les nominations aux fonctions administratives et judiciaires.

Le nouveau directeur fit supprimer et réduire les heures de cours, de façon à laisser aux étudiants la disposition de leurs après-midi, il concentra leur attention sur ces deux matières essentielles de l'encyclopédie juridique, jusqu'à lui étrangement négligées le droit romain et le droit civil, en d'autres termes, sur le droit proprement dit, envisagé dans son évolution et sous sa forme actuelle. Les autres enseignements furent resserrés en quatre années. Dans les deux premières figurèrent des notions quelque peu approfondies d'histoire et de philosophie destinées à compléter l'instruction du lycée, l'intro

duction à l'étude du droit et sa philosophie, l'économie politique, le droit romain, bref, tout ce qui, sans offrir aucune utilité pratique immédiate, sert à fortifier l'esprit juridique, à l'affiner, à développer sa puissance déductive, tout en lestant la mémoire de faits, d'observations, d'idées générales, faute desquels le raisonnement fonctionnerait à vide. Dans les deux autres prirent place toutes les branches du droit appliqué: droit civil, pénal, administratif, commercial, international, procédure, sans oublier le statut personnel indigène exposé d'après le droit islamique 1.

Civiliste de renom, M. Testoud s'attribua naturellement le cours de droit civil. Chargé de commenter une législation nouvelle pour lui, reproduction inexacte, souvent même obscure et contradictoire, de la loi française, il se montra digne de la grande réputation qui l'avait précédé.

Au point de vue doctrinal, son cours fut, au Caire comme à Grenoble, un modèle d'exactitude, d'érudition, de sagacité, de dialectique forte, claire et subtile. Réunies et publiées, ses notes, qu'il a commencé lui-même à rédiger 2, constitueraient le meilleur commentaire du Code civil mixte et rendraient chaque jour des services inestimables à la pratique judiciaire, actuellement encore dépourvue de tout ouvrage de ce genre spécialement écrit pour l'Égypte. Sa façon d'exposer ses idées, de les ordonner, de les développer, n'était pas moins admirable. Chez lui pas de ces distinctions subtiles, de ces divisions et de ces subdivisions prolongées à l'infini, de ces listes d'arguments et de réfutations interminablement numérotées, en un mot de tout ce vain et pesant appareil scolastique qu'on a reproché si durement, mais pas toujours injustement, à l'enseignement de nos Facultés; une argumentation nerveuse, pressante, frappante, dé

1 Jusqu'en 1899-1900, ces matières étaient enseignées en langue française, à l'exception naturellement du droit islamique que les cheikhs exposaient et exposent encore en langue arabe. Depuis cette date, chaque cours est fait en français et en anglais, les étudiants étant répartis en deux sections suivant la langue qu'ils ont apprise au collège.

2 M. H. Halton, ancien avocat au barreau de Londres, docteur en droit de l'Université de Paris, professeur dans la section anglaise de l'École khédiviale de droit, est sur le point de publier un grand ouvrage de droit civil égyptien qu'il a commencé en collaboration avec le regretté défunt.

« PreviousContinue »