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aussi doux que celui qu'Apollon avait le soin de traire, pendant qu'il était berger chez le roi Admète; c'était du miel plus exquis que celui des abeilles d'Hybla en Sicile, ou du mont Hymette dans l'Attique : il y avait des légumes du jardin, et des fruits qu'on venait de cueillir. Un vin plus délicieux que le nectar coulait de grands vases dans des coupes ciselées. Pendant ce repas frugal, mais doux et tranquille, Aristonous ne voulut point se mettre à table. D'abord il fit ce qu'il put, sous divers prétextes, pour cacher sa modestie : mais enfin, comme Sophronyme voulut le presser, il déclara qu'il ne se résoudrait jamais à manger avec le petit-fils d'Alcine, qu'il avait si longtemps servi dans la même salle. Voilà, lui disait-il, où ce sage vieillard avait accoutumé de manger; voilà où il conversait avec ses amis; voilà où il jouait à divers jeux, voici où il se promenait en lisant Hésiode et Homère; voici où il se reposait la nuit. En rappelant ces circonstances, son cœur s'attendrissait, et les larmes coulaient de ses yeux. Après le repas, il mena Sophronyme voir la belle prairie où erraient ses grands troupeaux mugissants, sur le bord du fleuve ; puis ils aperçurent les troupeaux de moutons qui revenaient des gras pâturages, les mères bêlantes et pleines de lait y étaient suivies de leurs petits. agneaux bondissants. On voyait partout les ouvriers empressés, qui animaient le travail pour l'intérêt de leur maître doux et humain, qui se faisait aimer d'eux, et leur adoucissait les peines de l'esclavage.

Aristonous, ayant montré à Sophronyme cette maison, ces eslaves, ces troupeaux, et ces terres devenues si fertiles par une soigneuse culture, lui dit ces paroles: Je suis ravi de vous voir dans l'ancien patrimoine de vos ancêtres : me voilà content, puisque je vous mets en possession du lieu où j'ai servi si longtemps Alcine. Jouissez en paix de ce qui était à lui; vivez heureux, et préparez-vous de loin, par votre vigilance, une fin plus douce que la sienne. En même temps il lui fait une donation de ce bien, avec toutes les solennités prescrites par les lois; et il déclare qu'il exclut de sa succes

sion ses héritiers naturels, si jamais ils sont assez ingrats pour contester la donation qu'il a faite au petit-fils d'Alcine son bienfaiteur. Mais ce n'est pas assez pour contenter le cœur d'Aristonous. Avant que de donner sa maison, il l'orne tout entière de meubles neufs, simples et modestes à la vérité, mais propres et agréables; il remplit les greniers des riches présents de Cérès, et les celliers d'un vin de Chio, digne d'être servi par la main d'Hébé ou de Ganymède à la table du grand Jupiter; il y met aussi du vin Praménien avec une abondante provision de miel d'Hymette et d'Hybla, et d'huile d'Attique, presque aussi douce que le miel même. Enfin il y ajoute d'innombrables toisons d'une laine fine et blanche comme la neige, riche dépouille des tendres brebis qui paissaient sur les montagnes d'Arcadie et dans les gras pâturages de Sicile. C'est en cet état qu'il donne sa maison à Sophronyme; il lui donne encore cinquante talents euboïques, et réserve à ses parents les biens qu'il possède dans la péninsule de Clazomènes, aux environs de Smyrne, de Lébède et de Colophon, qui étaient d'un très-grand prix. La donation étant faite, Aristonous se rembarque dans son vaisseau, pour retourner dans l'Ionie. Sophronyme, étonné et attendri par des bienfaits si magnifiques, l'accompagne jusq'au vaisseau les larmes aux yeux, le nommant toujours son père et le serrant entre ses bras. Aristonoüs arriva bientôt chez lui par une heureuse navigation; aucun de ses parents n'osa se plaindre de ce qu'il venait de donner à Sophronyme. J'ai laissé, leur disait-il, pour dernière volonté dans mon testament, cet ordre, que tous mes biens seront vendus et distribués aux pauvres de l'Ionie, sį jamais aucun de vous s'oppose au don que je viens de faire au petit-fils d'Alcine.

Le sage vieillard vivait en paix, et jouissait des biens que les dieux avaient accordés à sa vertu. Chaque année, malgré sa vieillesse, il faisait un voyage en Lycie, pour revoir Sophronyme, et pour aller faire un sacrifice sur le tombeau d'Alcine, qu'il avait enrichi des plus beaux ornements de l'architecture et de la sculpture. Il avait ordonné que ses propres cendres,

après sa mort, seraient portées dans le même tombeau, afin qu'elles reposassent avec celles de son cher maître. Chaque année, au printemps, Sophronyme, impatient de le revoir, avait sans cesse les yeux tournés vers le rivage de la mer, pour tâcher de découvrir le vaisseau d'Aristonoüs, qui arrivait dans cette saison. Chaque année, il avait le plaisir de voir venir de loin, au travers des ondes amères, ce vaisseau qui lui était si cher; et la venue de ce vaisseau lui était infiniment plus douce que toutes les grâces de la nature renaissante au printemps, après les rigueurs de l'affreux hiver.

Une année, il ne voyait point venir, comme les autres, ce vaisseau tant désiré; il soupirait amèrement; la tristesse et la crainte étaient peintes sur son visage; le doux sommeil fuyait loin de ses yeux; nul mets exquis ne lui semblait doux: il était inquiet, alarmé du moindre bruit; toujours tourné vers le port, il demandait à tous moments si on n'avait point vu quelque vaisseau venu d'Ionie. Il en vit un; mais, hélas! Aristonous n'y était pas, il ne portait que ses cendres dans une urne d'argent. Amphiclès, ancien ami du mort, et à peu près du même âge, fidèle exécuteur de ses dernières volontés, apportait tristement cette urne. Quand il aborda Sophronyme, la parole leur manqua à tous deux, et ils ne s'exprimèrent que par leurs sanglots. Sophronyme, ayant baisé l'urne, et l'ayant arrosée de ses larmes, parla ainsi: O vieillard, vous avez fait le bonheur de ma vie, et vous me causez maintenant la plus cruelle de toutes les douleurs: je ne vous verrai plus, la mort me serait douce pour vous voir, et pour vous suivre dans les Champs Elysées, où votre ombre jouit de la bienheureuse paix que les dieux justes réservent à la vertu. Vous avez ramené en nos jours la justice, la piété et la reconnaissance sur la terre: vous avez montré dans un siècle de fer la bonté et l'innocence de l'âge d'or. Les dieux, avant que de vous couronner dans le séjour des justes, vous ont accordé ici-bas une vieillesse heureuse, agréable et longue; mais, hélas, ce qui devrait toujours durer n'est jamais assez long. Je ne sens plus aucun plaisir à jouir de vos dons, puisque je

suis réduit à en jouir sans vous. O chère ombre! quand est-ce que je vous suivrai? Précieuses cendres, si vous pouvez sentir encore quelque chose, vous ressentirez sans doute le plaisir d'être mêlées à celles d'Alcine. Les miennes s'y mêleront aussi un jour. En attendant, toute ma consolation sera de conserver ces restes de ce que j'ai le plus aimé. 0 Aristonoüs! ô Aristonoüs! non, vous ne mourrez point, et vous vivrez toujours dans le fond de mon cœur. Plutôt m'oublier moi-même, que d'oublier jamais cet homme si aimable, qui m'a tant aimé, qui aimait tant la vertu, à qui je dois tout.

Après ces paroles entrecoupées de profonds soupirs, Sophronyme mit l'urne dans le tombeau d'Alcine: il immola plusieurs victimes, dont le sang inonda les autels de gazon qui environnaient le tombeau; il répandit des libations abondantes de vin et de lait; il brûla des parfums venus du fond de l'Orient, et il s'éleva un nuage odoriférant au milieu des airs. Sophronyme établit à jamais, pour toutes les années, dans la même saison, des jeux funèbres en l'honneur d'Alcine et d'Aristonous. On y venait de la Carie, heureuse et fertile contrée; des bords enchantés du Méandre, qui se joue par tant de détours, et qui semble quitter à regret le pays qu'il arrose; des rives toujours vertes du Caystre, des bords du Pactole, qui roule sous ses flots un sable doré; de la Pamphylie, que Cérès, Pomone et Flore ornent à l'envi; enfin des vastes plaines de la Cilicie, arrosées comme un jardin par les torrents qui tombent du mont Taurus, toujours couvert de neige. Pendant cette fête si solennelle, les jeunes garçons et les jeunes filles, vêtus de robes traînantes de lin plus blanches que les lis, chantaient des hymnes à la louange d'Alcine et d'Aristonous; car on ne pouvait louer l'un sans louer aussi l'autre, ni séparer deux hommes si étroitement unis, même après leur mort.

Ce qu'il y eut de plus merveilleux, c'est que, dès le premier jour, pendant que Sophronyme faisait les libations de vin et de lait, un myrte d'une verdure et d'une odeur exquise naquit au

milieu du tombeau, et éleva tout à coup sa tête touffue, pour couvrir les deux urnes de ses rameaux et de son ombre: chacun s'écria qu'Aristonous, en récompense de sa vertu, avait été changé par les dieux en un arbre si beau. Sophronyme prit soin de l'arroser lui-même, et de l'honorer comme une divinité.

Cet arbre, loin de vieillir, se renouvelle de dix ans en dix ans, et les dieux ont voulu faire voir, par cette merveille, que la vertu, qui jette un si doux parfum dans la mémoire des hommes, ne meurt jamais.

LE TORRENT ET LA RIVIÈRE.

Avec grand bruit et grand fracas
Un torrent tombait des montagnes :

Tout fuyait devant lui; l'horreur suivait ses pas;
Il faisait trembler les campagnes.

Nul

voyageur n'osait passer

Une barrière si puissante:

Un seul vit des voleurs; et, se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce n'était que menace et bruit sans profondeur:
Notre homme enfin n'eut que la

Ce succès lui donnant courage,

peur.

Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage

Une rivière dont le cours,

Image d'un sommeil doux, paisible et tranquille,
Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile:
Point de bords escarpés, un sable pur et net.
Il entre; et son cheval le met

A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire:
Tous deux au Styx allèrent boire;

Tous deux, à nager malheureux,

R

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