Page images
PDF
EPUB

grâce de conserver à son frère Braminte une charge qu'il avait à la cour. Pour lui, il craignit l'inconstance de la fortune, l'envie des hommes, et sa propre fragilité: il voulut se retirer dans son village avec sa mère, où il se mit à cultiver la terre. La fée, qu'il revit encore dans les bois, lui montra la caverne où son père était, et lui dit les paroles qu'il fallait prononcer pour le délivrer; il prononça avec une très-sensible joie ces paroles; il délivra son père, qu'il avait depuis longtemps impatience de délivrer, et lui donna de quoi passer doucement sa vieillesse. Rosimond fut ainsi le bienfaiteur de toute sa famille, et il eut le plaisir de faire du bien à tous ceux qui avaient voulu lui faire du mal. Après avoir fait les plus

la cour,

grandes choses pour il ne voulut d'elle que la liberté de vivre loin de sa corruption. Pour comble de sagesse, il craignit que son anneau ne le tentât de sortir de sa solitude, et ne le rengageât dans les grandes affaires : il retourna dans le bois où la fée lui avait apparu si favorablement. Il allait tous les jours auprès de la caverne où il avait eu le bonheur de la voir autrefois, et c'était dans l'espérance de l'y revoir. Enfin, elle s'y présenta encore à lui, et il lui rendit l'anneau enchanté. Je vous rends, lui dit-il, un don d'un si grand prix, mais si dangereux, et duquel il est si facile d'abuser. Je ne me croirai en sûreté que quand je n'aurai plus de quoi sortir de ma solitude avec tant de moyens de contenter toutes mes passions.

Pendant que Rosimond rendait cette bague, Braminte, dont le méchant naturel n'était point corrigé, s'abandonnait à toutes ses passions, et voulut engager le jeune prince, qui était devenu roi, à traiter indignement Rosimond. La fée dit à Rosimond: Votre frère, toujours imposteur, a voulu vous rendre suspect au nouveau roi, et vous perdre: il mérite d'être puni, et il faut qu'il périsse. Je m'en vais lui donner cette bague que vous me rendez. Rosimond pleura le malheur de son frère; puis il dit à la fée : Comment prétendez-vous le punir par un si merveilleux présent? Il en abusera pour persécuter tous les gens de bien, et pour avoir une puissance

sans bornes.

Les mêmes choses, répondit la fée, sont un remède salutaire aux uns, et un poison mortel aux autres. La prospérité est la source de tous les maux pour les méchants. Quand on veut punir un scélérat, il n'y a qu'à le rendre bien puissant, pour le faire périr bientôt. Elle alla ensuite au palais; elle se montra à Braminte, sous la figure d'une vieille femme couverte de haillons; elle lui dit: J'ai tiré des mains de votre frère la bague que je lui avais prêtée, et avec laquelle il s'était acquis tant de gloire: recevez-la de moi, et pensez bien à l'usage que vous en ferez. Braminte répondit en riant: Je ne ferai pas comme mon frère, qui fut assez insensé pour aller chercher le prince, au lieu de régner en sa place. Braminte, avec cette bague, ne songea qu'à découvrir le secret de toutes les familles, qu'à commettre des trahisons, des meurtres et des infamies, qu'à écouter les conseils du roi, qu'à enlever les richesses des particuliers. Ses crimes invisibles étonnèrent tout le monde. Le roi, voyant tant de secrets découverts, ne savait à quoi attribuer cet inconvénient; mais la prospérité sans bornes et l'insolence de Braminte lui firent soupçonner qu'il avait l'anneau enchanté de son frère. Pour le découvrir, il se servit d'un étranger d'une nation ennemie, à qui on donna une grande somme. Cet homme vint la nuit offrir à Braminte, de la part du roi ennemi, des biens et des honneurs immenses, s'il voulait lui faire savoir par des espions tout ce qu'il pourrait apprendre des secrets de son roi.

Braminte promit tout, alla même dans un lieu où on lui donna une somme très-grande pour commencer sa récompense. Il se vanta d'avoir un anneau qui le rendait invisible. Le lendemain, le roi l'envoya chercher, et le fit d'abord saisir. On lui ôta l'anneau, et on trouva sur lui plusieurs papiers qui prouvaient ses crimes. Rosimond revint à la cour pour demander la grâce de son frère, qui lui fut refusée. On fit mourir Braminte; et l'anneau lui fut plus funeste qu'il n'avait été utile à son frère.

Le roi, pour consoler Rosimond de la punition de Braminte, lui rendit l'anneau, comme un trésor d'un prix infini. Rosi

mond affligé n'en jugea pas de même: il retourna chercher la fée dans les bois. Tenez, lui dit-il, votre anneau. L'expérience de mon frère m'a fait comprendre ce que je n'avais pas bien compris d'abord, quand vous me le dîtes. Gardez cet instrument fatal de la perte de mon frère. Hélas! il serait encore vivant: il n'aurait pas accablé de douleur et de honte la vieillesse de mon père et de ma mère; il serait peut-être sage et heureux, s'il n'avait jamais eu de quoi contenter ses désirs. O qu'il est dangereux de pouvoir plus que les autres hommes ! Reprenez votre anneau: malheur à ceux à qui vous le donnerez ! L'unique grâce que je vous demande, c'est de ne le donner jamais à aucune des personnes pour qui je m'intéresse.

L'ANE CHARGÉ D'ÉPONGES, ET L'ÂNE CHARGÉ DE SEL.

Un ânier, son sceptre à la main,

Menait en empereur romain,

Deux coursiers à longues oreilles.

L'un d'éponges chargé, marchait comme un courrier;
Et l'autre, se faisant prier.

Portait, comme on dit, les bouteilles:

Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L'ânier, qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa:
Car au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien
Que le baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier prit exemple sur lui,
Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau ; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur, et l'éponge.

Tous trois burent d'autant: l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison.

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord.
Que l'âne succombant ne put gagner le bord,
L'ânier l'embrassait, dans l'attente
D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours : qui ce fut, il n'importe ;
C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
Agir chacun de même sorte.
J'en voulais venir à ce point.

LE ROSSIGNOL ET LA FAUVETTE.

Sur les bords toujours verts du fleuve Alphée, il y a un bocage sacré, où trois Naïades répandent à grand bruit leurs eaux claires, et arrosent les fleurs naissantes : les Grâces y vont souvent se baigner. Les arbres de ce bocage ne sont jamais agités par les vents, qui les respectent; ils sont seulement caressés par le souffle des doux Zéphyrs. Les Nymphes et les Faunes y font, la nuit, des danses au son de la flûte de Pan. Le soleil ne saurait percer de ses rayons l'ombre épaisse que forment les rameaux entrelacés de ce bocage. Le silence, l'obscurité et la délicieuse fraîcheur y régnent le jour comme la nuit. Sous ce feuillage, on entend Philomèle qui chante d'une voix plaintive et mélodieuse ses anciens malheurs, dont elle n'est pas encore consolée. Une jeune fauvette, au contraire, y chante ses plaisirs, et elle annonce le printemps à tous les bergers d'alentour. Philomèle même est jalouse des chansons tendres de sa compagne. Un jour,

elles aperçurent un jeune berger qu'elles n'avaient point encore vu dans ces bois; il leur parut gracieux, noble, aimant les Muses et l'harmonie: elles crurent que c'était Apollon tel qu'il fut autrefois chez le roi Admète, ou du moins quelque jeune héros du sang de ce dieu. Les deux oiseaux, inspirés par les Muses, commencèrent aussitôt à chanter ainsi : "Quel est donc ce berger, ou ce dieu inconnu qui vient orner notre bocage? Il est sensible à nos chansons; il aime la poésie : elle adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable qu'il est fier."

Alors Philomèle continua seule 66 : Que ce jeune héros croisse en vertu, comme une fleur que le printemps fait éclore; qu'il aime les doux jeux de l'esprit ! que les Grâces soient sur ses lèvres ! que la sagesse de Minerve règne dans son cœur !

La Fauvette lui répondit: "Qu'il égale Orphée par les charmes de sa voix, et Hercule par ses hauts faits! qu'il porte dans son cœur l'audace d'Achille, sans en avoir la férocité! Qu'il soit bon, qu'il soit sage, bienfaisant, tendre pour les hommes, et aimé d'eux! Que les Muses fassent naître en lui toutes les vertus !

Puis les deux oiseaux inspirés reprirent ensemble: "Il aime nos douces chansons; elles entrent dans son cœur, comme la rosée tombe sur nos gazons brûlés par le soleil. Que les dieux le modèrent, et le rendent toujours fortuné! qu'il tienne en sa main la corne d'abondance! que l'âge d'or revienne par lui! que la sagesse se répande de son cœur sur tous les mortels! et que les fleurs naissent sous ses pas !"

Pendant qu'elles chantèrent, les Zéphyrs retinrent leurs haleines; toutes les fleurs du bocage s'épanouirent; les ruisseaux formés par les trois fontaines suspendirent leur cours; les Satyres et les Faunes, pour mieux écouter, dressaient leurs oreilles aiguës; Écho redisait ces belles paroles à tous les rochers d'alentour; et toutes les Dryades sortirent du sein des arbres verts, pour admirer celui que Philomèle et sa compagne venaient de chanter.

« PreviousContinue »