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dans ses réponses. C'était une grande nouveauté pour le roi, que d'entendre parler si naturellement: il fit signe au courtisan qui l'accompagnait de ne point découvrir qu'il était le roi; car il craignait qu'Alibée ne perdit en un moment toute sa liberté et toutes ses grâces, s'il venait à savoir devant qui il parlait. Je vois bien, disait le Prince au courtisan, que la nature n'est pas moins belle dans les plus basses conditions que dans les plus hautes. Jamais enfant de roi n'a paru mieux né que celui-ci, qui garde les moutons. Je, me trouverais trop heureux d'avoir un fils aussi beau, aussi sensé, aussi aimable. Il me paraît propre à tout, et, si on a soin de l'instruire, ce sera assurément un jour un grand homme: je veux le faire élever auprès de moi. Le roi emmena Alibée, qui fut bien surpris d'apprendre à qui il s'était rendu agréable. On lui fit apprendre à lire, à écrire, à chanter, et ensuite on lui donna des maîtres pour les arts et pour les sciences qui ornent l'esprit. D'abord il fut un peu ébloui de la cour; et son grand changement de fortune changea un peu son cœur. Son âge et sa faveur joints ensemble altérèrent un peu sa sagesse et sa modération. Au lieu de sa houlette, de sa flûte et de son habit de berger, il prit une robe de pourpre, brodée d'or avec un turban couvert de pierreries. Sa beauté effaça tout se que la cour avait de plus agréable. Il se rendit capable des affaires les plus sérieuses, et mérita la confiance de son maître, qui, connaissant le goût exquis d'Alibée pour toutes les magnificences d'un palais, lui donna enfin une charge très-considérable en Perse, qui est celle de garder tout ce que le prince a de pierreries et de meubles précieux.

Pendant toute la vie du grand Schah-Abbas, la faveur d'Alibée ne fit que croître. A mesure qu'il s'avança dans un âge plus mûr, il se ressouvint enfin de son ancienne condition et souvent il la regrettait. O beaux jours, disait-il en luimême, jours innocents, jours où j'ai goûté une joie pure et sans péril, jours depuis lesquels je n'en ai vu aucun de si doux

ne vous reverrai-je jamais ? celui qui m'a privé de vous, en me donnant tant de richesses, m'a tout ôté. Il voulut aller revoir son village; il s'attendrit dans tous les lieux où il avait autrefois dansé, chanté, joué de la flûte avec ses compagnons. Il fit quelque bien à tous ses parents et à tous ses amis; mais il leur souhaita pour principal bonheur de ne quitter jamais la vie champêtre, et d'éprouver jamais les malheurs de la cour.

Il les éprouva, ces malheurs! Après la mort de son bon maître Schah-Abbas, son fils Schah-Séphi succéda à ce prince. Des courtisans envieux et pleins d'artifice trouvèrent moyen de le prévenir contre Alibée. Il a abusé, disaient-ils, de la confiance du feu roi, il a amassé des trésors immenses, et a détourné plusieurs choses d'un très-grand prix, dont il était dépositaire. Schah-Sephi était tout ensemble jeune et prince; il n'en fallait pas tant pour être crédule, inappliqué, et sans précaution, Il eut la vanité de vouloir paraître réformer ce que le roi son père avait fait, et juger mieux que lui. Pour avoir un prétexte de déposséder Alibée de sa charge, il lui demanda, selon le conseil de ces courtisans envieux, de lui apporter un cimeterre garni de diamants d'un prix immense, que le roi son grand-père avait accoutumé de porter dans les combats. Schah-Abbas avait fait autrefois ôter de ce cimeterre tous ces beaux diamants; et Alibée prouva par de bons témoins que la chose avait été faite par l'ordre du feu roi, avant que la charge eût été donnée à Alibée. Quand les ennemis d'Alibée virent qu'ils ne pouvaient plus se servir de ce prétexte pour le perdre, ils conseillèrent à Schah-Séphi de lui commander de faire, dans quinze jours, un inventaire exact de tous les meubles précieux dont il était chargé. Au bout de quinze jours, il demande à voir lui-même toutes choses. Alibée lui ouvrit toutes les portes, lui montra tout ce qu'il avait en garde. Rien n'y manquait; tout était propre, bien rangé, et conservé avec grand soin. Le roi, bien mécompté de trouver partout tant d'ordre et d'exactitude, était presque revenu en faveur d'Alibée, lorsqu'il aperçut, au bout

d'une grande galerie, pleine de meubles très somptueux, une porte de fer qui avait trois grandes serrures. C'est là, lui dirent à l'oreille les courtisans jaloux, qu'Alibée a caché toutes les choses précieuses qu'il vous a dérobées. Aussitôt le roi en colère s'écria: Je veux voir ce qui est au delà de cette porte. Qu'y avez-vous mis? montrez-le moi. A ces mots, Alibée se jeta à ses genoux, le conjurant, au nom de Dieu, de ne lui ôter pas ce qu'il avait de plus précieux sur la terre. Il n'est pas juste, disait-il, que je perde en un moment ce qui me reste, et qui fait ma ressource, après avoir travaillé tant d'années auprès du roi votre père. Otez-moi, si vous voulez tout le reste; mais laissez-moi ceci. Le roi ne douta point que ce ne fut un trésor mal acquis, qu'Alibée avait amassé. Il prit un ton plus haut, et voulut absolument qu'on ouvrit cette porte. Enfin Alibée, qui en avait les clefs, l'ouvrit luimême. On ne trouva en ce lieu que la houlette, la flûte, et l'habit de berger qu'Alibée avait porté autrefois, et qu'il revoyait souvent avec joie, de peur d'oublier sa première condition. Voilà, dit-il, ô grand roi, les précieux restes de mon ancien bonheur: ni la fortune, ni votre puissance n'ont pu me les ôter. Voilà mon trésor, que je garde pour m'enrichir, quand vous m'aurez fait pauvre. Reprenez tout le reste; laissez-moi ces chers gages de mon premier état. Les voilà mes vrais biens, qui ne me manqueront jamais. Les voilà ces bien simples, innocents, toujours doux à ceux qui savent se contenter du nécessaire, et ne se tourmenter point pour le superflu. Les voilà ces biens dont la liberté et la sûreté sont les fruits. Les voilà ces biens qui ne m'ont jamais donné un moment d'embarras. O chers instruments d'une vie simple et heureuse! je n'aime que vous; c'est avec vous que je veux vivre et mourir. Pourquoi faut-il que d'autres biens trompeurs soient venus me tromper, et troubler le repos de ma vie? Je vous les rends, grand roi, toutes ces richesses qui me viennent de votre libéralité: je ne garde que ce que j'avais quand le roi votre père vint, par ses grâces, me rendre malheureux.

Le roi, entendant ces paroles, comprit l'innocence d'Alibée; et, étant indigné contre les courtisans qui l'avaient voulu perdre, il les chassa d'auprès de lui. Alibée devint son principal officier, et fut chargé des affaires les plus secrètes; mais il revoyait tous le jours sa houlette, sa flûte et son ancien habit, qu'il tenait toujours prêts dans son trésor, pour les reprendre, dès que la fortune inconstante troublerait sa faveur. Il mourut dans une extrême vieillesse, sans avoir jamais voulu ni faire punir ses ennemis, ni amasser aucun bien, et ne laissant à ses parents que de quoi vivre dans la condition de bergers, qu'il crut toujours la plus sûre et la plus heureuse.

LE RAT QUI S'EST RETIRÉ DU MONDE.

Les Levantins en leur légende

Disent qu'un certain rat, las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande

Se retira loin du tracas.

La solitude était profonde,

S'étendant partout à la ronde.

Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.

Il fit tant des pieds et des dents,

Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert: que faut-il davantage?
Il devint gros et gras: Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.

Un jour, au dévot personnage
Des députés du peuple rat

S'en vinrent demander quelque aumône légère:
Ils allaient en terre étrangère

Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratapolis était bloquée:

On les avait contraints de partir sans argent,

Attendu l'état indigent

De la république attaquée.

Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
"Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre reclus

Vous assister? que peut-il faire

Que de prier le ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.”
Ayant parlé de cette sorte,

Le nouveau saint ferma sa porte.

Qui désigné-je, à votre avis,

Par ce rat si peu secourable ?

Un moine ? Non, mais un dervis :
Je suppose qu'un moine est toujours charitable.

L'ANNEAU DE gygés.

Pendant le règne du fameux Crésus, il y avait en Lydie un jeune homme bien fait, plein d'esprit, très-vertueux, nommé Callimaque, de la race des anciens rois, et devenu si pauvre, qu'il fut réduit à se faire berger. Se promenant un jour sur des montagnes écartées, où il rêvait sur ses malheurs en menant son troupeau, il s'assit au pied d'un arbre pour se délasser. Il aperçut auprès de lui une ouverture étroite dans Il trouve une un rocher. La curiosité l'engage à entrer. enfin caverne large et profonde, D'abord il ne voit goutte; ses yeux s'accoutument à l'obscurité. Il entrevoit dans une lueur sombre une urne d'or, sur laquelle ces mots étaient gravés: "Ici tu trouveras l'anneau de Gygès. O mortel, qui que tu sois, à qui les dieux destinent un si grand bien, montre-leur que tu n'es pas ingrat, et garde-toi d'envier jamais le bonheur d'aucun autre homme!"

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