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Anciens qu'il combat par ailleurs, de Virgile qui, dans les Géorgiques, << sauve le fond de la matière qui est tout à fait sèche par des digressions fréquentes et souvent agréables », il se risque à orner sa matière à lui des grâces de la fiction.

On en sait tout le charme : il suppose que, par un beau soir, il se promène dans un parc, après souper, avec l'aimable marquise dont il est l'hôte pour quelque temps:

Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée il y avait peut-être une heure, et ses rayons, qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres, faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui obscurcît ou dérobât la moindre étoile : elles étaient toutes d'un or pur et éclatant et qui était encore relevé par le fond bleu où elles sont attachées.

Que faire devant cet infini? se tourmenter comme certains d'une angoisse poignante? Rêver plutôt, rêver seulement, laisser voltiger à son gré l'essaim des idées vagabondes.... Mais encore est-ce possible quand on a là, près de soi, fantôme blanc et mystérieux, une créature exquise qui glisse, diaphane et légère, sur le sable des allées? On causera donc, on causera de ce dont on jouit ensemble, de cette heure

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qui passe et ne reviendra pas », de l'ineffable beauté de la nuit, et, tout naturellement, on la comparera à la

beauté du jour. L'analogie s'imposera : « la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant; la beauté de la nuit comme une beauté brune qui est plus touchante ». On s'attarde sur la comparaison, on raffine à propos des effets divers que peuvent avoir sur le cœur le soleil et la lune, et, finalement, comme si la plainte s'exhalait de lui sans qu'il s'en aperçût, le savant se prend à regretter le retour de l'aurore « Ah! m'écriai-je, je ne puis pardonner au soleil de me faire perdre de vue tous ces mondes! >>

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Voilà le grand mot lâché, la porte ouverte et le sujet galamment introduit : le savant, ainsi embarqué et mis sur sa folie, la racontera tout entière, complaisamment. La marquise imaginaire, ou plutôt déguisée, car, en réalité, c'était Mme de la Mésangère et la scène se passait dans son parc, n'a aucune teinture de sciences, mais comme Fontenelle l'écrira à Basnage de Beauval, il l'a supposée telle parce qu'il songe surtout aux ignorants, « qui sont ses véritables marquises ». Elle a, en revanche, une intelligence rapide, le discernement vif et prompt et même, quelquefois, un besoin de savoir qui va jusqu'à la désespérance. A la vérité, elle s'applique un peu « Copernic ne comprendrait pas mieux », dit quelque part l'auteur, mais, en théorie, elle est dans la situation de ceux qui sont le moins informés

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et à qui on ne demande que de la bonne volonté. S'ils en ont, ils auront vite fait de comprendre que la Terre est une planète qui tourne autour du Soleil, ce mouvement se faisant avec une épargne extraordinaire et suivant une loi générale dans la nature, la loi du moindre effort; de comprendre ce qu'est le système de ce Polonais, nommé Copernic, qui détruit heureusement un anthropocentrisme, source d'un orgueil que n'a pas mal décrit Malfilâtre, à ses débuts, lorsqu'il faisait dire à l'homme :

les cieux m'environnent,

Les cieux ne roulent que pour moi;
De ces astres qui me couronnent

La nature me fit le roi.

Pour moi seul le soleil se lève,
Pour moi seul le soleil achève
Son cercle éclatant dans les airs,
Et je vois, souverain tranquille,
Sur son poids la terre immobile
Au centre de cet univers.

<< Saisi d'une noble fureur d'astronome, Copernic prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'Univers où elle s'était placée, et, dans ce centre il met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. » Ils apprendront aussi, ces gens de bonne volonté, ce que sont et comment vont les planètes et surtout la Lune, la seule qui nous soit restée fidèle quand toutes les autres nous abandonnaient. Bref, ils sau

ront les nouvelles les plus fraîches que l'on ait du ciel et seront en possession, non plus de notions discontinues et vagues, mais d'un système, toujours hypothétique sans doute, mais intelligible et cohérent.

Et cette acquisition, cette augmentation de connaissances, les lecteurs de la Pluralité la feront en quelque sorte en se jouant. C'est en effet en badinant, conformément au procédé qu'il a choisi et qu'il croit bon, que Fontenelle révèle aux esprits ces découvertes grandioses qui sont d'hier. Après s'être fait prier, tout au début, pour parler philosophie, dans un bois, à dix heures du soir, avec la plus aimable personne qu'il connaisse, il s'y décide, tout en faisant promettre « pour son honneur » qu'on lui gardera le secret. Mais alors, sous sa plume, je veux dire sur ses lèvres, se presseront toutes les élégances propres à enjoliver, sans lourdeur, la coupe du savoir. Tantôt il sera très simple:

Avez-vous remarqué, dit-il à la marquise, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements? Elle irait vers un bout de l'allée et en même temps, elle tournerait plusieurs fois sur elle-même, en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas et que celle d'en bas monterait en haut. La terre fait la même chose.

Voilà, devenu très clair pour les profanes, le double mouvement de la terre, et voici, non moins clarifié, son unique mouvement quotidien.

Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sans moi en vingt-quatre heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux et puis des turbans, et puis des têtes chevelues et puis des têtes rasées; tantôt des villes à clochers, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes; ici de vastes mers, là des déserts épouvantables; enfin, toute cette variété infinie qui est sur la surface de la Terre.

Tout à côté, il tresse des guirlandes. Les idées de physique sourient : « la jolie chose que Jupiter avec ses quatre satellites! » Il pique çà et là des citations de l'Arioste ou de Scudéry, des « folies de galanterie mêlées aux discours les plus sérieux », et surtout, conformément à cette faculté d'apercevoir des rapports originaux que nous avons signalée chez lui comme y étant à un très haut degré, il triomphe dans les comparaisons, prises dans la vie journalière et principalement, puisqu'il est censé s'entretenir avec une grande dame, prises dans la vie d'une mondaine de 1686. Ici il est pareil à un machiniste de l'Opéra qui explique à un étranger l'ingéniosité de tous les dessous et leur utilité particulière : « Je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde ». Plus loin, il assimile

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