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trouver place dans sa tête; véritablement, il était né célibataire et célibataire fieffé. Agressif même sur ce point, il ne manquait jamais une occasion de trousser l'épigramme contre le mariage, la troussant

vers:

Dans les nœuds de l'hymen à quoi bon m'engager?
Je suis un, cela doit suffire.

Si j'étais deux, mon état serait pire:
C'est bien assez de moi pour me faire enrager.

et disant en prose:

en

Ce n'est pas ma faute si je ne crois pas que l'amour suffise pour le bonheur de quelqu'un. J'aurais assez envie de le croire. Mais pourquoi l'amour a-t-il trompé, à mes yeux, mille gens à qui il avait promis qu'il les mettrait seul en état de se passer de tout? Et si l'amour trompe, à plus forte raison l'amour qui devient ménage.

Beaucoup de ses contemporains illustres, restés célibataires, ont dû être de cet avis. « J'ai bien peur que votre esprit ne fasse plus de cas d'une plaisanterie fine que votre cœur d'un sentiment tendre, » disait à Saint-Lambert Mme du Châtelet. C'eût été encore plus vrai de Fontenelle; il veut bien respirer la fleur, quelquefois la cueillir, mais en amateur qui passe et ne reviendra pas. On lui a fait porter la peine de ce quiétisme particulier et on s'est plu à répéter qu'il fut même incapable d'amitié. Pour la plupart, malgré la sympathie constante, effective,

à l'occasion courageuse, qu'il témoigna à ses vieux amis Brunel, Varignon, l'abbé de Saint-Pierre, et aux jeunes tels que Marivaux, Duclos et à son trop fameux parent Richer d'Aube, il demeure le type de l'homme de lettres égoïste, au cœur desséché et refroidi avant même de s'être ouvert et échauffé; ayant vu passer, sans les aimer, des générations d'hommes, volontairement décidé à ne jamais se laisser aller à une de ces émotions à la fois douces et fortes qui s'emparent de l'âme devant la nature ou devant un chef d'œuvre, devant la passion ou devant la mort. Tout le second article consacré par Grimm à Fontenelle (15 février 1757) est un réquisitoire à ce sujet, ce qui se comprend, la « sensibilité » étant déjà en progrès après le milieu du siècle. Et Nisard lui a catégoriquement refusé le sens de l'admiration, c'est-à-dire la faculté de se prendre pour la beauté d'un amour qui ne doit pas finir, de brûler pour elle d'une douce et inextinguible flamme. A son avis, Fontenelle aurait très bien connu ce que valait Pierre Corneille, mais il ne l'aurait pas senti.

Au risque de paraître souscrire momentanément à ces critiques qui, nous le verrons, manquent de justesse parce qu'elles ne veulent voir que le défaut là où il peut se trouver une qualité, nous reconnaîtrons que le cerveau et rien que le cerveau, c'est

tout Fontenelle. S'il en veut par exemple à l'amour, c'est qu'il serait bien aise de voir un certain ordre raisonnable dans les choses du cœur et de ne l'y trouver point; et s'il en veut au christianisme, c'est précisément parce qu'il s'adresse toujours au sentiment la foi du charbonnier n'est pas du tout son fait. Il n'est pas jusqu'à la poésie qu'il ne rêvera toute philosophique et intellectuelle. Il semble donc bien dépouillé, par nature et par volonté, d'une partie de son être moral: il n'a pas pu ou voulu admettre qu'il y ait des raisons que la raison ne comprend point, qu'il y ait dans l'homme un pouvoir obscur auquel il consente à se soumettre : bref, il a nié toute influence et tout droit à cette précieuse sensibilité, sans laquelle, pas plus dans le domaine de la pensée que dans celui de l'action, il n'y a, croyons-nous, d'homme complet. « Ce n'est pas un cœur que vous avez là, lui disait un jour Mme de Tencin en lui mettant la main sur la poitrine : c'est de la cervelle, comme dans la tête. » Et il souriait, sans dire non. Il a inauguré, en quelque sorte, un état psychologique curieux et qui a vite fait de devenir un état pathologique, celui où il y a rupture d'équilibre entre le développement de l'intelligence et le développement du sentiment, aux dépens du dernier. C'est hier seulement qu'Herbert Spencer, à la fin de sa vie et après avoir parcouru le cercle des connaissances humaines, dénon

çait avec quelque amertume et quelque regret cette erreur : « Nous avons, disait-il, attribué à la pensée une importance qu'elle est loin d'avoir dans notre vie intérieure et nous avons tout subordonné au culte de cette intelligence qui, en réalité, ne joue, ne peut et ne doit jouer qu'un rôle secondaire.... L'élément principal de l'esprit humain n'est pas l'intelligence, mais le sentiment.... C'est lui qu'on devrait développer, lui seul qui rend les hommes forts, vertueux, heureux ». Il y a dans ces paroles, et implicitement, tout un procès à une grande partie du XVIIe siècle et du xvi, plus précisément au cartésianisme et à la raison classique. Les tempéraments qui se formèrent sous cette influence furent surtout des tempéraments de géomètres : ce qu'ils prisèrent exclusivement, ce furent les certitudes acquises par les méthodes scientifiques, solidement déduites de l'évidence véritable, et non pas frêlement étayées sur les préjugés, l'autorité ou la tradition, qui ne sont, au fond, que choses de sentiment.

Ils y perdirent, cela est certain; mais pas autant peut-être qu'on pourrait croire. Car, réfléchissons-y des qualités que l'on a l'habitude de prêter à l'âme exclusivement peuvent fort bien être cérébrales, et si les grandes pensées viennent du cœur, de bonnes actions, de bons sentiments peuvent venir de l'esprit. Plaindre un malheureux, comme

faisait Fontenelle, « parce qu'il avait mal calculé », et se montrer bienfaisant et libéral avec choix, plutôt par raison que par l'effet d'une philanthropie spontanée et vague, plutôt par motifs que par mobiles, ce n'est pas que je sache pour diminuer la valeur de la charité, de la bienfaisance et de la libéralité. Pour être rationnelles, sa bonté, son amitié n'en furent pas moins actives, et ainsi, l'atrophie apparente put se trouver jusqu'à un certain point compensée. En outre, la faculté dominante profita de toute la vitalité disponible la raison déploya toutes ses voiles pour régner presque absolument pendant un siècle sur la multitude des esprits. Or Fontenelle fut un des préférés de la déesse; il fut « le favori de la raison ». Naturellement apte, nous le savons, à apercevoir des rapports, ce qui est le propre de l'intelligence, à unifier les images, les idées, les jugements pour en tirer des raisonnements stricts ou des analogies imprévues; allant, tantôt par géométrie, tantôt par finesse, de l'analyse à la synthèse et réciproquement; «< voyant là où les autres ne voient pas », il manqua de peu de chose pour qu'on puisse dire qu'il eut du génie. Il en eut même, oserons-nous prétendre, deux ou trois fois; deux ou trois fois, sa pensée s'illumina. Mais sans vouloir grandir prématurément cette figure et la hausser jusqu'à celle d'un Newton ou d'un Goethe, sans le mettre, avant l'heure,

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