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quinze ans les deux frères Corneille, Pierre et Thomas.

Non pas que la présence du grand aîné y vivifiât l'existence quotidienne; Pierre Corneille, qui depuis longtemps s'était aperçu « qu'il n'était plus à la mode >> la constatation datait de Pertharite et il y avait de cela vingt-sept ans —, usait ses derniers jours à maugréer, bourru et fier, contre les sautes de la renommée. A tout instant, le bruit courait qu'il était mort; pour beaucoup, c'était chose faite, et il le savait. Quel intérêt aurait-il pu prendre aux occupations d'une génération dont il n'était plus?

Mais il y avait Thomas, et, à ce moment, Thomas Corneille avait l'esprit en pleine effervescence. Courant depuis trente-cinq ans la carrière des Lettres, ayant connu les grands succès au théâtre et, tout compte fait, ayant porté honorablement le poids d'un grand nom, il aurait dû, semble-t-il, voyant approcher la soixantaine, renoncer à la vie active et se prémunir par une retraite volontaire contre cet abandon de la faveur publique dont son frère souffrait si orgueilleusement. Loin d'y songer, avec une variété de talent et une souplesse d'esprit extraordinaires, il se tournait maintenant vers l'érudition, projetait, à côté d'une édition de Vaugelas, un dictionnaire des termes d'art et de science, parlait d'un autre dictionnaire historique et géographique,

bref, vaguement encyclopédiste déjà, aspirait à faire le tour du savoir humain.

En attendant, il était au Mercure Galant le collaborateur indispensable de Donneau de Vizé; bientôt, il deviendra co-directeur de l'entreprise, et, sans aucun doute, parce que la Rédaction, comme nous dirions aujourd'hui, ne pourra se passer de ses services, aussi bien de ses connaissances que de son activité. Pour l'instant il en est la cheville ouvrière, et le volume qui, chaque mois, porte au public, pour vingt sols, les nouvelles diplomatiques et militaires, la chronique mondaine, matrimoniale et nécrologique, les faits divers de la littérature, de la science. et de l'art, il le «< parle » chez lui auparavant, écrivant et se sentant capable d'écrire des « lettres sur toutes matières », pour satisfaire toute curiosité. Viennent chaque jour rue de Cléry, et pour ne nommer que les intimes, Boursault, les deux Tallemant, et surtout de Vizé, garde-meublier de la maison du roi et son historiographe, logé au Louvre dans le cloître de l'église Saint-Nicolas, mais, à dire vrai, sous l'étiquette, la tenue et l'élégance officielles, auteur sans scrupules ni convictions, nouvelliste le plus souvent, quelquefois vrai journaliste cent ans avant la naissance du vrai journal, sachant déjà et à fond tout ce qu'une gazette peut apporter de crédit et de puissance et rapporter d'argent,

escomptant sans vergogne, dans le contrat d'association qui, dès 1681, le lie à Thomas Corneille, « les présents en meubles, bijoux et pensions », qu'une réclame savante ne pourra manquer de leur procurer. Ils forment un groupe d'esprits intelligents, actifs, remuants et fureteurs, à l'affût et au courant de tout ce qui se dit, se prépare ou se fait.

Au moment où nous les trouvons, ils lisent sous le manteau, en attendant que le privilège soit accordé et que l'impression soit possible, la Lettre sur la Comète que Pierre Bayle leur a envoyée de Sedan manuscrite, avec l'intention, plus tard abandonnée, de l'insérer dans leur périodique. Les premiers ils s'abreuvent à cette source tumultueuse et bouillonnante où l'on distingue déjà et très apparemment bien des courants qui vont traverser l'avenir. Une ruine de l'autorité des anciens, historiens et poètes, de l'autorité des théologiens et du «< préjugé de la tradition »>, mille arguments de bon sens accumulés contre l'influence attribuée aux phénomènes célestes, un réquisitoire ardent contre l'astrologie et ses ridicules, une démonstration par les faits, et par eux seuls, que les événements humains n'ont rien à faire avec la marche des astres, finalement une conclusion qui aurait été exclusivement scientifique et positive si l'auteur n'avait voulu garder, par précaution, le langage d'un catholique romain, voilà ce que, à

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propos d'une Comète, on trouvait dans ce livre étrangement bigarré, bâti par à-coups en moins d'un an, bourré de formules étonnantes pour l'heure, dont la substance passera tout entière dans le Dictionnaire, et, par lui, chez les Voltaire et les Frédéric II. Moins grands sans doute sont ceux qui le lisent, tout frais, au Mercure; mais aussi, moins préparés et moins roués, ils se laissent plus facilement séduire et renforcent d'autant l'esprit d'indépendance et de nouveauté qui les agite, cux comme leur époque, confusément.

C'est dans ce logis spirituel et vivant que vint s'installer, en cette année 1680, le neveu des Corneille, un des fils de leur sœur Marthe, mariée à Rouen à un avocat au Parlement de Normandie.

Bernard Le Bovier de Fontenelle avait alors vingt-trois ans, étant né le 11 février 1657. Il était le filleul de Thomas, et s'il nous a paru utile d'esquisser, au moins dans ses grands traits, la physionomie de l'oncle-parrain, c'est qu'ils nous paraissent unis, en plus du lien familial et religieux, par de très particulières ressemblances. D'abord, à trente ans d'intervalle, ils avaient grandi à peu près de même et atteint leur vingtième année d'identique façon. Comme

Thomas, Bernard avait fait chez les Jésuites de Rouen de bonnes études classiques; comme lui, il avait été plusieurs fois lauréat aux concours de poésie des Palinods, et, comme lui encore, avait fait son droit, s'était inscrit au barreau de Rouen, avait plaidé une cause, l'avait perdue et s'était alors décidé pour la carrière littéraire. Mais là, déjà prudent, il s'était bien gardé d'envier les lauriers qui couronnaient le front du plus illustre de ses deux oncles; et du reste, né vingt ans après le Cid, il ne connaissait que par ouï-dire ces jours de gloire déjà lointains. Au contraire, il avait vu de près les succès bruyants du frère cadet au théâtre cette Muse lui avait paru plus abordable, et, tout en se nourrissant fortement des deux antiquités chez les Pères, tout en y faisant des vers aussi parfaits, disait-il, que ceux de Virgile et d'Horace puisqu'il les leur empruntait, il avait dû rêver de pièces dans le goût de Polycrate, d'une poésie un peu artificielle où de fines nuances de sentiment seraient très finement exprimées, de vers galants joliment troussés adressés à de belles dames qui sauraient les apprécier et en sourire avec grâce, en somme d'une heureuse vie de lettré et de mondain, enfant gâté du grand public et choyé des salons.

Guidé par une sympathie où le sang était assurément pour quelque chose, Thomas Corneille avait rapidement discerné ces affinités entre la nature de

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