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III

LE PHILOSOPHE ET LE SAVANT

Il y a parmi les savants ceux qui sont organisés pour ignorer le moins possible et ceux qui, dépassant ce qu'ils apprennent, y surajoutent le fruit de leur pensée propre, le résultat original de leurs méditations il y en a qui sont faits pour savoir, d'autres pour penser. La plupart des critiques et historiens de la littérature qui se sont occupés de Fontenelle (et il faudrait dire tous si M. Brunetière n'avait commencé à remettre enfin les choses au point), la plupart, dis-je, l'ont plutôt rangé dans la première catégorie que dans la seconde : ils lui ont sans doute accordé le talent d'avoir su propager les idées des autres et de les avoir propagées avec quelque grâce, d'avoir découvert, non pas quoi que ce soit dans les sciences, mais seulement le style

qui les a répandues, bref d'avoir été le vulgarisateur éminent que nous avons dit; mais aller plus loin, reconnaître en lui cette faculté distincte qui permet l'invention et la création, qui est la marque du penseur original, non seulement ils ne l'ont pas fait, mais encore ils auraient accueilli avec un sourire quelque peu ironique celui qui eût essayé de le faire car la tentative paraît bien audacieuse et bien vaine qui consiste à chercher du « génie » à Cydias!

Et nous savons bien qu'en ces matières une erreur d'optique est toujours possible; que l'on risque de voir trop grand après d'autres qui ont vu trop petit. Mais enfin, il faut se rendre à l'évidence et aux textes. Ce n'est pas sans un gain privé que Fontenelle a pris part au commerce des idées, ce commerce où « celui qui s'enrichit est le plus souvent celui qui donne »; ce n'est pas sans réflexion personnelle qu'il a parcouru, pendant quatre-vingts ans et plus, le monde de la pensée, et, en particulier, ce monde où s'ébaudait, sans ordre encore et sans rigueur, la pensée scientifique. Si, comme il l'a dit quelque part, «< on peut savoir l'histoire des pensées des hommes sans penser soi-même », ce n'a certes pas été son cas; et si vraiment le génie consiste à apercevoir soit entre des phénomènes, soit entre des idées, disparates en apparence, des rapports nouveaux capables d'unifier fortement la diversité

qui répugne à l'esprit, de poursuivre profondément ces rapports, de les coordonner, de les exprimer et ainsi de reculer les limites humaines, Fontenelle en a eu. Esprit informé, attentif et pénétrant, il a vu là où les autres ne voyaient pas encore. Nous ne devons pas arrêter son compte, vis-à-vis de la postérité et limiter sa gloire au rôle qu'il a joué comme vulgarisateur, bien qu'enfin il y ait dans cette mise en ordre de matières ingrates et brutes quelque chose du génie de l'architecte ou de l'ingénieur. Véritablement, sur deux ou trois points, il s'est hautement dépassé lui-même.

Sans doute, celui qui aurait entrepris de faire l'inventaire détaillé des vues originales que l'on rencontre à chaque pas dans l'œuvre de Fontenelle, devrait majorer ce chiffre et de beaucoup. Il trouverait, dans la Vie de Monsieur Corneille avec l'histoire du Théâtre Français jusqu'à lui et des Réflexions sur la Poétique, ouvrage que Fontenelle écrivit en 1685 et perfectionna jusqu'en 1742, dans le Discours sur la nature de l'Églogue (1688) que nous avons déjà cité et qui est comme une illustration avant la lettre de la Digression, dans le Parallèle entre Racine et Corneille (1693), dans des Remarques ébauchées Sur l'histoire ou Sur quelques comédies d'Aristophane et sur le Théâtre Grec, il trouverait, dis-je, une mine extraordinaire d'aperçus tant particuliers

que généraux, qui étaient en leur temps et demeurent une contribution précieuse à l'histoire des lettres. Il va sans dire que le plus souvent ces études forment boulet elles visent les Anciens et leurs partisans, c'est de la polémique. Mais c'est une polémique qui, en cherchant l'argument frappant, découvre, sans effort, des interprétations séduisantes et de savoureux rapprochements, et qui, de critique au sens étroit du mot, devient de la critique au sens large. Par exemple, Fontenelle voit très bien que le meilleur moyen et le plus simple de faire l'éloge de Pierre Corneille, c'est de « représenter en quel état se trouvait le Théâtre français lorsque les ouvrages de M. Corneille commencèrent à y paraître »; et il fait cette histoire depuis les fableaux, les mystères, les farces et les sotties jusqu'à Hardy, Mairet et Rotrou, s'arrêtant avec une complaisance qui honore son goût sur ce premier chef-d'œuvre de notre scène comique qu'est la Farce de Pathelin. Et quant à la Vie même de Corneille et aux Réflexions sur la Poétique, outre qu'elles sont, l'une très précise et très émue, les autres très pleines et, souvent, très amusantes, elles offrent un autre genre d'intérêt, étant en quelque sorte la contre-partie des idées de Boileau. Celui-ci, on le sait, songe toujours à Racine lorsqu'il énonce les règles de l'art dramatique; Fontenelle songe à Corneille. Et nous avons,

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