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sagacité naturelle: il a bien connu l'un et a été heureusement servi par l'autre; mais l'absence de toute étymologie, de toute citation, de toute analyse grammaticale et rigoureuse, prive souvent son ouvrage de ce caractère de solidité si essentiel dans les recherches sur la synonymie des mots, où la finesse peut si aisément séduire, où l'agrément des détails fait oublier tant de fois la faiblesse des raisonnements. L'abbé Girard ne manque ni de sagacité ni de justesse; il possède surtout le talent d'encadrer les synonymes dans des exemples propres à en faire ressortir les nuances; mais le désir de briller l'engage parfois dans des dissertations sans intérêt et sans but. Plusieurs de ses synonymes servent moins à distinguer les termes qu'à amener des phrases spirituelles: on peut voir entre autres le long synonyme qu'il a fait sur amour et galanterie ; ces deux mots sont trop différents pour avoir besoin d'être distingués, et il a rempli cinq pages de nuances souvent recherchées, et tout au moins déplacées.

C'est là peut-être ce qui rend son ouvrage plus agréable pour les gens du monde qu'utile pour ceux qui étudient l'art d'écrire : il paraît même, d'après la préface, que c'était là le dessein de l'auteur. Malgré ces défauts, ce n'en est pas moins un ouvrage classique, digne, à plusieurs égards, de la réputation qu'il a obtenue et des éloges que Voltaire lui a donnés. Après Girard, Beauzée s'occupa avec soin de l'étude des synonymes. Logicien plus sûr que son prédécesseur, mais doué de moins de finesse, Beauzée était plus capable de classer dans une grammaire les principes de la langue que d'assigner les nuances distinctives des mots : les synonymes qu'il a ajoutés à ceux de Girard, quoique pleins de solidité et de justesse, ont rarement tout le développement dont ils sont susceptibles. Il ne possède ni la précision nécessaire, ni l'art de choisir ses applications: en revanche, il cite à propos; et l'usage qu'il fait des classiques anciens et modernes prouve que dans ce genre de recherches, comme partout d'ailleurs, les connaissances positives sont d'un puissant secours.

D'Alembert, Diderot et plusieurs autres, ont parcouru la même carrière avec plus ou moins de succès. Quelque mérite qu'aient leurs travaux, comme ils ne forment pas un corps d'ouvrage, je ne fais que les indiquer, afin de donner plus d'étendue à l'analyse de ceux d'un écrivain aussi laborieux que distingué; je veux parler de l'abbé Roubaud. Frappé de l'irrégularité de la marche qu'avaient suivie ses prédécesseurs, et de la légèreté avec laquelle ils négligeaient la preuve de leurs assertions, l'abbé Roubaud sentit la nécessité de donner à cette marche moins d'incertitude, à cette preuve plus de solidité et de développement. « Nos synonymistes, dit-il lui-même, en déployant dans ce travail leur génie et leur sagacité, n'ont presque rien fait pour l'instruction du public et pour les progrès de la langue. Ils ont assigné aux termes synonymes des différences distinctives, mais les ont-ils justifiées ? Et pourquoi ne pas les justifier, s'ils avaient des motifs capables de dissiper nos doutes et nos craintes? Destituées de preuves, leurs décisions ne sont que des opi

nions qui, par l'autorité seule de ces écrivains, forment bien des préjugés dans mon esprit, mais n'y portent point la lumière..... Voilà ce dont j'ai voulu me défendre au lieu de deviner, j'ai voulu découvrir; convaincu qu'on ne sait pas la vérité tant qu'on ne se la prouve pas à soi-même, et qu'on croit en vain la tenir, si l'on n'a fait que l'embrasser comme on embrasse si souvent l'erreur, j'ai donc cherché les différences des mots synonymes dans leur valeur matérielle ou dans leurs éléments constitutifs, par l'analyse, par l'étymologie et par les rapports sensibles, tant de son que de sens, qu'ils ont avec des mots de différentes langues. »

Composé d'après cette méthode, l'ouvrage de l'abbé Roubaud doit être considéré sous trois points de vue principaux: 1° l'étymologie; 2° la classification d'un grand nombre de mots d'après leur terminaison; 3° la synonymie proprement dite.

C'est à ses recherches étymologiques que l'abbé Roubaud paraît avoir mis le plus d'importance; on peut même dire qu'il leur doit presque entièrement ses suceès: son érudition, la nouveauté de l'application qu'il en sut faire, d'heureuses rencontres, ont fait regarder cette partie comme la meilleure, la plus solide de son ouvrage : je ne crains pas de dire que c'est la plus faible, la plus hasardée, et qu'elle aurait obtenu moins d'éloges, si le public avait été un peu plus familiarisé avec les connaissances philologiques. Elève de Court de Gébelin, l'abbé Roubaud, grand admirateur des idées et des travaux de son maître, avait adopté sa méthode, la plupart de ses principes, et entre autres cette hypothèse, si souvent renouvelée depuis, qui fait du celtique la source de toutes les langues européennes, anciennes ou modernes, et même de plusieurs langues de l'Asie occidentale. C'est là la base, l'âme, pour ainsi dire, de toutes ses recherches étymologiques. Il serait inutile de donner ici à la discussion de ce système un grand développement; je me bornerai à quelques observations qui en feront sentir la faiblesse et l'inconséquence.

Rien n'est plus dangereux que de confondre les langues dont la grammaire est entièrement différente : c'est vouloir ôter à la philologie le seul guide sûr qu'elle puisse avoir, c'est éteindre le seul flambeau qui puisse l'éclairer dans sa marche: c'est cependant ce qu'ont fait les partisans de Court de Gébelin, et parmi eux l'abbé Roubaud. Avec de l'adresse, des tours de force et des assertions, on établit un système; mais si,, au lieu de contribuer au progrès de la science, il ne tend qu'à la plonger dans l'incertitude et dans le vague, s'il ne s'appuie que sur des conjectures et sur des suppositions, quelle autorité peut-il avoir aux yeux de ceux qui pensent avec raison que la philologie, comme l'histoire, ne doit avancer qu'à la lumière des faits?

L'erreur de ces étymologistes a sa source dans une méprise de mots. « Les Grecs, dit Schlozer dans son Histoire universelle du Nord, divisaient tout le genre humain en Grecs et Barbares, et ces derniers en quatre grands corps les Celtes, les Scythes, les Indiens et les Ethiopiens. La Celtique comprenait ainsi toute l'Europe septentrionale et occidentale; mais il est

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ridicule de prendre, comme l'avaient déjà fait quelques auteurs anciens, ce nom purement géographique de Celtique pour un nom historique, et d'inventer, d'après cela, les migrations de peuples les plus extraordinaires.... C'est raisonner comme le ferait un Turc (dans la langue duquel tous les Européens se nomment Francs) qui dirait que, dans le XVI siècle, les Francs de la race de Clovis ont envoyé des colonies à Sumatra; dans le xvII", aux rives de l'Orénoque, etc. Le fait est que des Francs, c'est-à-dire des Européens, ont fondé ces colonies; mais ce ne sont pas des Francs de la race de Clovis : c'est là cependant ce qui est arrivé pour la plupart des prétendues colonies celtiques, etc. »

L'histoire des langues a été sujette à la même méprise que celle des faits; de là tant d'étymologies prétendues, de raisonnements spécieux, d'hypothèses hasardées, auxquelles se sont livrés Court de Gébelin et ses sectateurs. Les philologues les plus distingués, tels qu'Adelung, Gaterer, Whiter, etc., ont signalé cet écueil, en rejetant tout ce qui pouvait y conduire. Gaterer, dans sa classification des langues européennes, ne reconnaît que le biscaïen, la langue erse, le finnois et le dialecte de la Bretagne et du pays de Galles, que l'on puisse considérer comme sortant du même tronc. Adelung restreint encore plus les ramifications du celtique. De pareilles autorités sont décisives; et pour mettre dans une plus grande évidence le peu de solidité du système étymologique de l'abbé Roubaud, je citerai quelques-unes des applications qu'il en a faites. 1° « Adoucir, dit-il, vient du latin edulcare (de dulcis), rendre doux; racine celte, dol, tol, qui signifie raboter, aplanir, polir, adoucir. »

Je me contenterai d'opposer à cette prétendue étymologie celle que Vossius, dans son Etymologicon linguæ latinæ, donne du mot dulcis. « Dulcis, dit-il, vient de delicere, charmer, atlirer. On dut dire d'abord delicis, par syncope delcis; de delcis on fit ensuite dolcis, comme d'hemo on avait fait homo, etc., et enfin dulcis. Ce mot peut venir aussi du grec yuxús, dont on tira gulcis, par métathèse, et enfin dulcis. »

2o Selon l'abbé Roubaud, le mot garant est le celte ou tudesque wahren, war, garder. Pourquoi confondre le celte et le tudesque, qui n'ont aucun rapport? le mot wahren est d'origine teutonique; on en retrouve la racine dans Otfried, le plus ancien traducteur des Evangiles; on peut en voir la filiation dans les Racines germaniques de Fulda.

Il serait inutile de relever un plus grand nombre des erreurs où l'abbé Roubaud a été entraîné par son système; il me suffit d'en avoir fait sentir l'importance. La partie étymologique de son ouvrage, fondée sur de pareils principes, est très-souvent fausse ou hypothétique: l'auteur n'est même guère plus heureux lorsqu'il se borne à des origines plus simples et moins reculées; on sent alors que l'attention particulière qu'il a donnée à tout ce qui pouvait étayer ses idées favorites lui a fait négliger la connaissance positive des autres langues. Ainsi, en faisant venir le latin austerus, austère, du grec auct,pós, quia le même sens, il donne pour racine de ce dernier mot ster, oreçcós, qui désigne la fermeté, la dureté, etc.;

tandis qu'en consultant Vossius, il eût trouvé que avarapós s'est formé d'autós, qui vient d'auw, sicco, je sèche, comme severus s'est formé de sævus, etc. (Voy. encore l'étymologie de populus, t. III, page 260.)

Si j'ai insisté sur cette partie des travaux de notre écrivain, c'est qu'il était d'autant plus important d'en montrer la faiblesse, qu'elle a été louée par beaucoup de gens de lettres, dont les uns partageaient les opinions de l'auteur, tandis que les autres ne les avaient point examinées.

Il est un autre genre d'observations plus claires, plus sûres, qui don nent à l'ouvrage de l'abbé Roubaud un intérêt et un mérite très-réels; je veux parler de celles qu'il a faites sur la terminaison des mots et les classifications distinctives que l'on en pouvait déduire. J'ai déjà indiqué l'utilité de ce travail : quelques exemples mettront le lecteur à portée d'en juger.

1° Explication des terminaisons substantives ment et ion. (Voy. Synonymes de Roubaud, édition de 1796, t. I, p. 143.)

« La terminaison substantive ment signifie la chose, ce qui fait, la cause, ou ce qui fait qu'une chose est ou est de la sorte; monument veut dire la chose, le signe qui avertit, ce par quoi on est averti; ornement, ce qui orne, ce par quoi on est orné; instrument, ce qui sert à faire, à former; raisonnement, le discours qui établit une raison, etc.

« La terminaison substantive ion annonce l'action et son effet ou son habitude, l'action qu'on imprime et celle qu'on reçoit, l'actif et le passif; ainsi, confession c'est l'acte ou l'action de confesser; destruction, c'est l'action de détruire; profanation, l'action de profaner, etc.

« En appliquant ce principe aux synonymes assujettissement, sujétion, le mot assujettissement se distingue par un rapport particulier à la cause, à la puissance qui nous assujettit dans un tel état,.... et celui de sujétion, par un rapport spécial à l'action, à la gêne,.... à la soumission. dans laquelle nous sommes tenus, etc. »

2o Explication des terminaisons adjectives al, eux, ier. (Voy. Synonymes de Roubaud, même éd., t. III, p. 182.)

« La terminaison al indique les appartenances, les dépendances, les circonstances de la chose, comme on le voit dans local, ce qui est propre au lieu; amical, ce qui est propre à l'amitié; conjectural, ce qui n'est que conjecture, etc.

La terminaison eux désigne l'abondance, la propriété, la plénitude, la force.... ainsi, radieux, abondant en rayons; vertueux, plein de vertu, elc. (Voy. t. IV, page 16.)

« La terminaison ier indique très-communément l'habitude, l'attachement, le métier même; comme dans ouvrier, jardinier, cordier, etc.

« Ainsi, l'adjectif matinal signifie ce qui est du matin, propre au matin, comme l'aube matinale, la rosée matinale. Cette épithète est propre aux choses; les personnes ne sont pas des circonstances du matin. Matineux désigne l'acte de se lever de grand matin. Virgile applique à son héros l'épithète de matutinus, matineux.

Nec minus Eneas se matutinus agebat.

(Æn., lib. VIII, v. 465.)

Au-devant de ses pas, du lieu de son repos,

Avec la même ardeur s'avance' le héros.
(Trad. de Delille.)

« Matinicr, enfin, exprime l'habitude de se lever de grand matin. L'homme matinier a l'habitude, fait profession de se lever matin', etc..

L'abbé Roubaud a fait le même travail sur un grand nombre de terminaisons substantives, adjectives et autres: il serait trop long de développer ici les résultats de ses recherches; je me contenterai d'en joindre un tableau abrégé aux exemples détaillés que je viens de citer.

TERMINAISONS SUBSTANTIVES.

La terminaison ade désigne l'action de faire telle chose marquée, ou tel genre d'action, ou un concours, un ensemble, une suite d'actions ou de choses d'un tel geare bravade, l'action de faire le brave; canonnade, l'action de canonner, etc.

oir, ou oire... la destination propre des choses, le lieu dis

Promenade.

Ex. {

Promenoir.

posé, un moyen préparé, pour tel dessein, tel objet dortoir, lieu où l'on se retire pour dormir; observatoire, lieu élevé, pour observer; mouchoir, linge pour se moucher, etc.

Synon., t. III, p. 612.

La termin. age désigne les actions, les choses d'un tel genre, ou le résultat, le produit de ces actions ou de ces choses, ou leur ensemble, leur tout: ouvrage, l'action faite ou le travail fait: passage, l'action de passer, etc.

La termin. erie désigne un genre ou une espèce particulière de choses,

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Lainage.
Lainerie.

d'action, de destination, ou les choses d'un tel genre, d'une telle espèce. Ainsi nous appelons différentes sortes d'arts, imprimerie, orfévrerie, etc.

Synon., t. III, p. 9. Voyez aussi t. IV, p. 96 et 97.

aille....... la grandeur, la force, l'assemblage, la multitude, la collection: bataille, grand combat; canaille, volaille, mots collectifs, etc.

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(1) L'usage, plus impérieux que les règles, semble avoir fait passer l'épithète de matinal aux personnes, et borné celle de matinier à l'expression d'étoile matinière. C'est ainsi du moins que le prononce le Dictionnaire de l'Académie.

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