Page images
PDF
EPUB

être appréciée d'après les règles ordinaires. Il peut être difficile à un soldat de carrière et de tempérament de faire une exacte distinction entre les mœurs de la guerre et les mœurs de la paix. Il y a toujours des ennemis pour un militaire forcené: ils appellent ennemis ce que nous appelons adversaires. Tout est permis contre l'ennemi; la ruse n'est pas, en guerre, l'arme la moins redoutable; une fausse dépêche que l'on fait ingénieusement tomber entre les mains d'un espion a plus d'une fois préparé la victoire. Il reste que la guerre est une école d'immoralité et que les hommes qui ont fait la guerre ou qui ont reçu l'éducation de l'homme de guerre sont impropres à bien remplir des offices où il faudrait une certaine délicatesse de jugement.

Enfin il est bon de reconnaître que le faux, de quelque nature qu'il soit, criminel ou jovial, officieux ou de la vanité, implique une remarquable indigence intellectuelle.

Novembre.

121

On nous a imposé, de

Les Collectivités.

puis quelque cent ans, toutes sortes de respects

qu'ignorait un honnête homme du xviie siècle. Jusqu'à la veille de la Révolution, on n'usa que modérément des mots collectifs. Il y avait une armée, un peu mieux acclimatée au feu que celle d'aujourd'hui, mais elle ne possédait pas d'honneur global, chaque militaire, officier ou soldat, se bornant à soigner son honneur personnel; on ne la respectait pas, mais elle se respectait elle-même, et la politesse de Fontenoy régnait jusque dans les casernes. On peut comparer les Mémoires de Rossignol et le Carnet d'un réserviste, rédigé récemment par M. Rousselle (1). Le soldat qu'on apostrophe maintenant de charogne, fils de p., cochon, maq., et d'autres termes bien militaires, on l'appelait tout bonnement Monsieur. Cependant l'armée n'avait pas d'honneur.

Un petit livre comme le Carnet d'un réserviste, augmenté de tout ce qu'on pourrait recueillir d'observations exactes et bien dégoûtantes, il faudrait le faire imprimer avec décence et le faire lire aux femmes; car les femmes croient peut-être encore que l'armée est la grande école de la tenue et de la grâce.

Certes, les prisonniers sont traités avec cour

(1) Dans la Revue blanche.

toisie en comparaison de l'accueil fait aux recrues par les instructeurs. Comme le soldat, le prisonnier est honoré d'un numéro qui annihile son nom et tous ses liens sociaux; mais il est défendu de l'injurier; la cause même de sa peine demeure scellée au greffe. Le soldat ne bénéficie point d'une telle mansuétude; on lui rappelle abondamment qu'il y a deux sortes d'hommes : les gradés, qui sont fort respectables et les nongradés, qui sont des cibles à coups de pied. En somme, le soldat est dressé comme la bête de cirque, par la cravache. Ces chevaux qui marchent en musique : ils relèvent le pied parce que la chambrière leur a donné d'élémentaires leçons sur l'association des idées. Songez à quelque chose de pareil, quand vous voyez passer les beaux cuirassiers, étincelants sous le soleil d'automne.

Il ne s'agit pas de vrais coups de bâton, comme dans l'armée allemande; ni de vrais coups de fouet, comme dans l'armée russe. C'est par la douceur des injures qu'on dresse le soldat français. Quand il accepte sans frisson des épithètes pour lesquels un chien, s'il comprenait, mordrait son maître, le soldat français est arrivé à l'état parfait. Le soir, à la chambrée, il déboucle son ceinturon et il en lit la devise: honneur et patrie. Il comprend.

Cette charmante méthode engendre naturellement l'hypocrisie, le servilisme, le mensonge et la haine. On a écrit de plaisantes histoires, montrant l'ingénieuse colère du général en chef retombant de grade en grade jusqu'au soldat qui balaye innocemment la cour. C'est plaisant, à peu près comme une suite de guignols vineux qui se donnent des coups de poing dans le dos,

L'honneur de l'armée serait peut-être de réformer de telles mœurs, d'abdiquer de telles habitudes. Comment veut-on faire respecter une corporation dont le but est d'avilir ses apprentis et qui ne les reçoit compagnons que roulés dans toutes les ordures verbales? Mais encore si elle avait quelque tenue, si elle professait quelque dignité, qui a le droit de nous en imposer la vénération? Quoi! le respect en bloc de deux ou trois millions d'hommes ! Et celui que je puis mépriser vêtu de noir, je dois le saluer humblement, s'il est vert ou s'il est rouge! Et il faudra peut-être encore que je respecte la magistrature, les postes, le clergé et l'enregistrement?

Il ne faut ni respecter, ni mépriser les collectivités; mais il est plus dangereux de les respecter que de les mépriser, car on crée alors,

contre soi-même, la plus terrible des puissances, la puissance anonyme; et on finit, s'il s'agit de l'armée, par accepter avec déférence les coups de sabre, comme le pauvre petit soldat, debout dans l'attitude de l'homme sans force et sans défense, reçoit une bordée d'injures salue.

[ocr errors]

et les

Il serait curieux de rechercher à quel moment commença de se manifester cette maladie, le respect de l'armée. Je ne crois pas qu'on en trouvât de traces sensibles avant Napoléon ; ce fut lui, sans doute qui imposa à la France ces mœurs de nègres. En vérité, quand certains journaux parlent de l'armée, on se croirait au Sénégal. Alfred Marche, l'explorateur, assista, là, à cette scène une colonne allant réduire un petit sultan et l'homme terrifié venant s'agenouiller, baiser la terre et demander pardon au canon! Celui-là vraiment respectait l'armée.

Au dix-huitième siècle, donc, l'armée n'avait pas d'honneur et on ne la respectait pas. Voltaire, peu respectueux d'ailleurs, de sa nature, usait de l'ironie et Swift du sarcasme : « Pour toutes ces raisons, dit Gulliver, au pays des Houyhnhnms, après avoir énuméré les tristesses de la guerre, vous voyez bien que parmi nous le métier d'un homme de guerre est le

« PreviousContinue »