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récemment imprimé, les Juifs ne sont en France qu'au nombre de soixante-dix mille. Cette infime minorité posséderait le quart de la fortune mobilière française, et comme, malgré tout, il y a beaucoup de Juifs pauvres ou de fortune normale, on arrive à constater la dangereuse existence d'une puissante et odieuse oligarchie financière, qui domine de très haut ce qu'on appelle le Capitalisme, tout court.

En quoi M. Reinach, échoué par hasard en France, fils d'un juif allemand, représente-t-il les paysans des Basses-Alpes? Voilà le scandale. On sait que je suis bien loin d'être anti-sémite; j'ai des amis israélites; jamais ni la race, ni la religion, ni les opinions d'un écrivain ne m'ont empêché de le juger avec une indépendance absolue; je tiens même l'anti-sémitisme pour une erreur; la campagne de M. Drumont a été mauvaise, en tant qu'elle a été dirigée contre une race et non contre le capitalisme juif; mais si je n'ai pas de haine contre les Juifs, je n'ai pas non plus un amour spécial pour eux : l'un ou l'autre sentiment me paraîtrait insensé. Donc, puisqu'il s'agit d'une affaire militaire, que les militaires prennent parti, je m'abstiens; et puisqu'il s'agit aussi d'une affaire juive, que les Juifs prennent parti, je m'abstiens.

Une protestation a circulé, signée par des gens désintéressés de toute cabale, où la question du huis-clos est spécialement visée. Des savants ont écrit des lettres où ils réclament sur l'affaire une lumière quasi scientifique. Ainsi envisagée de haut, la question pourrait et devrait changer de face; mais pourquoi s'appesantir sur une seule revision? Pourquoi obéir ainsi à un M. Reinach et non à une large idée de justice et de liberté ? Plus de vingt procès d'espionnage ont depuis vingt ans été jugés à huis-clos; plusieurs anarchistes, d'innombrables malheureux accusés d'outrages aux « bonnes mœurs », ont été condamnés dans des caves : qu'on demande donc l'abrogation générale d'un principe monstrueux, qu'on revise tous les procès et non un seul. Mais il faudrait encore re

marquer que les récentes victimes d'erreurs judiciaires bien constatées avaient été jugées au grand jour. C'est la question même de la justice qui serait en jeu sur ce terrain-là j'accepterais les réformes les plus radicales et les plus excessives. Qu'on me parle de tous et non d'un seul.

Certains esprits ne peuvent volontiers entrer dans des querelles trop violentes et trop grossières; il faudrait pouvoir ramener les polémiques au ton de l'ironie et du détachement; c'est

le seul moyen d'en tirer un peu de plaisir et de mécontenter les deux partis. J'espère du moins avoir rempli ce dernier point: c'est la seule consolation que je retire du temps perdu à lire des journaux nuls et à disserter sur une question qui, dans l'état actuel de nos renseignements, semble insoluble.

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On put

Le Monsieur qui fait les Lois. naguère l'observer en cour d'assises; il règne là, non moins qu'au parlement; un banc est réservé où le cambrioleur alterne avec le législateur.

Quand le monsieur qui fait les lois est inquiété par la Justice, il tombe malade immédiatement, et s'il ne meurt pas, comme l'hermine, c'est que les temps légendaires sont révolus. Son mal s'aggrave si les témoins sont méchants; si l'affaire s'adoucit, le monsieur qui fait les lois devient arrogant; dès qu'il est acquitté il jure de poursuivre ses calomniateurs, mais il se garde bien d'en rien faire et se borne, nouvelle métamorphose, à vomir de l'encre comme une seiche. L'un de ces personnages était particulièrement intéressant ; il est mort. C'était M. Barbe,

panamiste patriote, qui soutira six cent mille francs à la compagnie, mais en posant ses conditions: il encourageait l'entreprise de ses votes, de son influence, à condition que tous les matériaux employés fussent d'origine française. Heureux les pays représentés par des patriotes aussi vigilants, aussi éclairés! Les messieurs qui font les lois ont inscrit, à leur martyrologe, le nom de M. Barbe à côté de celui de M. Burdeau, patriote non moins avisé et métaphysicien honorable. Cela est-il suffisant? Je le demande à l'opinion. Que penserait-elle d'un petit monument commémoratif des victimes du devoir parlementaire, avec médaillons et basreliefs? Le sujet principal pourrait être, par exemple, le triomphe de Bacchus, ou encore Arton, en Tribulat Bonhomet, souillant avec une seringue pleine d'encre la robe blanche des fugitives hermines.

Mars.

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Anatomie de la Conviction.

Je ne suis pas

fanatique de l'autorité de la chose jugée. En

un temps où la philosophie a imaginé la contingence des lois de la nature, on pourra permettre au troupeau des ignorants de baiser à genoux le parchemin où la Justice consigne ses arrêts, mais nul esprit libre n'imitera cet acte de servage social. Seulement, que, méprisant la justice en képi, on en appelle à la justice en toque, quand précisément il s'agit de militaires; qu'aux hommes rouges de culotte on préfère les hommes rouges de robe pour une affaire qui n'eut pour acteurs, témoins et victimes que des officiers; qu'à ces magistrats de métier on joigne des savonniers, des plombiers, des couvreurs et des lampistes, je ne vois pas bien qu'on ait substitué à une juridiction faillible une juridiction infaillible. C'est toujours, comme disait Rabelais, le sort des dés qui décide: c'est-à-dire qu'en dehors de toute la bonne volonté des consciences, il se fait une cristallisation d'opinion qui est déterminée par le sentiment personnel, par le génie presque de chaque juge. Les faits ne sont rien. Ce qui est décisif, c'est le degré de sensibilité aux faits dont un individu est capable, et c'est aussi le genre de sa sensibilité, car, invulnérable à certaines flèches, il peut être par d'autres, armées d'un métal différent, profondément

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