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reçoit personne; aussi la préférence qu'il m'accorde m'ôte-t-elle le désir de m'absenter. Il supporte la douleur avec courage, ou plutôt avec résignation. Il ne se plaint pas; quelquefois seulement on aperçoit ses craintes, mais jamais il ne laisse voir ce qu'il souffre. Ces derniers jours, il nous parlait de la vie comme d'une chose qui ne le regardait plus. Il est vrai que la goutte s'était montrée d'abord d'une manière effrayante; mais depuis hier elle s'est heureusement fixée au pied.- C'est depuis sa maladie que j'ai véritablement commencé à connaître Adèle. Pourquoi le hasard ne me l'a-t-il pas fait rencontrer plus tôt?... Vous savez que l'amitié de la jeunesse n'a jamais de réticence: Adèle me laisse lire dans son cœur; ses pensées me sont toutes connues. Quelle simplicité ! quelle innocence ! Elle fait disparaître toutes les préventions que l'égoïsme des hommes et la perfidie des femmes m'avaient inspirées. Près d'elle, je cesse d'être sévère, je crois au bonheur, à la vérité, la tendresse ; je crois à toutes les vertus. Ce visage calme, où le chagrin n'a pas encore laissé de traces, où le repentir n'en gravera jamais, répand de la douceur sur tout ce qui l'environne. Cependant n'allez pas imaginer que je sois amoureux; si je croyais le devenir, je fuirais à l'instant. La bonté, la confiance de monsieur de Sénange ne seront point trahies. Je ne troublerai point les derniers jours d'un homme qui peut se dire : « Il n'y a personne à qui j'aie fait un moment de peine. » Je ne me permettrais pas même les plus insignifiantes attentions, si elles pouvaient

à

lui donner de l'inquiétude. Je suis effrayé quand je vois, dans le monde, avec quelle légèreté on risque d'affliger un vieillard ou un malade; sait-on si l'on aura le temps de le consoler?... Ah! ce ne sera pas moi qui l'empêcherai de bénir quelques années que le ciel semble lui avoir accordées par prédilection. Ainsi, mon cher Henri, aimez Adèle; mais aussi, comme moi, chérissez-les, respectez-les tous deux.

LETTRE XVII.

Neuilly, ce 26 août.

Il n'y a pas un petit détail qui ne me fasse aimer, chaque jour davantage, l'intérieur de monsieur de Sénange. Tous les premiers mouvements d'Adèle, tous les sentiments plus réfléchis de ce vieillard, sont également bons. Hier, pendant le déjeuner, le gardechasse apporta un héron à Adèle. Cet homme, en le présentant, nous dit que ces oiseaux étaient fort attachés les uns aux autres : « Ce matin, ajouta-t-il, ils étaient deux; lorsque celui-ci est tombé, son compagnon a jeté plusieurs cris, et est revenu, jusqu'à trois fois, planer au-dessus de lui en criant toujours. — Vous ne l'avez pas tué? dit vivement Adèle. — Non, madame, répondit-il, prenant son effroi pour un reproche; il est toujours resté trop haut pour que je pusse l'atteindre. » — A ces derniers mots, elle fut si indignée, qu'elle le renvoya très-sèchement, en lui défendant d'en tuer jamais. - Monsieur de Sénange

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sourit, et, sans paraître avoir remarqué l'air mécontent d'Adèle, il parla de la voracité des hérons!.. « Ces oiseaux, dit-il, mangent les poissons......... les plus petits surtout.... Dès qu'il fait soleil, et qu'ils viennent, pour se réjouir, sur la surface de l'eau, le héron les guette.... les saisit.... les porte à son nid.... mais c'est pour nourrir sa famille.... et lui-même ne prend de nourriture que lorsque ses petits sont rassasiés.... » Je voyais qu'il s'amusait à varier toutes les impressions d'Adèle ; et je me plaisais aussi à la voir exprimer successivement ses regrets pour le héron, sa pitié pour les petits poissons, et de l'intérêt pour ce nid, qu'il fallait bien nourrir........ La pauvre enfant ne savait où reposer sa compassion.... Monsieur de Sénange l'appela près de lui; il lui expliqua, sans chercher à trop approfondir ce sujet, tous les maux que, dans l'ordre de la nature, le besoin rendait nécessaires; mais, ne voulant point la fixer longtemps sur des idées qui l'attristaient, il dit qu'il se sentait mieux, et qu'une promenade lui ferait plaisir. Adèle demanda une calèche, et nous partîmes par le plus beau temps du monde. Le grand air ranimait monsieur de Sénange, et nous pûmes aller très-loin dans la campagne. Dans un chemin de traverse, bordé de fortes haies, nous trouvâmes une charrette qui portait la récolte à une ferme voisine: en passant, la haie accrochait les épis, et en gardait toujours quelques-uns; Adèle le remarqua, et s'étonnait qu'on eût négligé de l'élaguer. « On ne la coupera que trop tôt, reprit monsieur de Sénange; ce que cette haie dérobe au

riche, elle le rendra aux pauvres : les haies sont les amies des malheureux. » Effectivement, à notre retour nous trouvâmes dans ce même chemin des femmes, des enfants, qui recueillaient tous ces épis avec soin, pour les porter dans leur ménage. — Monsieur de Sénange les appela; sa bienfaisance les secourut tous; et je vis qu'après avoir osé faire entrevoir à Adèle qu'il y a des maux inévitables, il prenait plaisir à la faire arrêter sur des idées douces, que les moindres circonstances de la vie peuvent fournir à une âme sensible. — La réflexion d'Adèle fut qu'elle ne laisserait jamais couper de haies; et monsieur de Sénange sourit encore, en voyant comment elle avait profité de la leçon du matin.

LETTRE XVIII.

Neuilly, ce 26 août.

Notre promenade n'a pas réussi à monsieur de Sénange sa goutte est fort augmentée, il souffre beaucoup; mais, au milieu de ses douleurs, il s'est plu à m'apprendre les raisons qui l'avaient déterminé à se marier.

Sa famille est alliée à celle de madame de Joyeuse, mère d'Adèle, chez laquelle il allait fort rarement. Son caractère ne lui convenant pas, il ne la voyait qu'à un ou deux grands dîners de famille qu'il donnait tous les ans. Un jour qu'il lui faisait une visite d'égard, pour la prier de venir chez lui avec d'autres

parents, il lui demanda des nouvelles de sa fille. Madame de Joyeuse, d'un air bien froid, bien indifférent, lui répondit qu'étant peu riche, elle la destinait au cloître, et ne prit même pas la peine d'employer la petite fausseté ordinaire en pareille circonstance: «Ma fille veut absolument se faire religieuse. » J'ai à la remercier, me dit-il, des expressions qu'elle employa. Je leur dois peut-être mon bonheur; car je fus révolté de voir une mère disposer aussi durement de sa fille, et la livrer au malheur pour sa vie, uniquement parce qu'elle était peu riche. Cette jeune victime, sacrifiée ainsi par ses parents, ne me sortait pas de l'esprit. Après notre grand dîner, je proposai à madame de Joyeuse de la conduire au couvent où était Adèle. J'étais bien sûr qu'elle ne me refuserait pas; car c'est la première femme du monde pour tirer parti de tout et la seule pensée que mes chevaux feraient cette course, au lieu des siens, devait la déterminer bien plus que le plaisir de voir sa fille. Nous arrivâmes au parloir à sept heures. C'était le moment de la récréation : on nous dit que les pensionnaires étaient au jardin; cependant nous attendimes peu. Adèle arriva bientôt, rouge, animée, tout essoufflée, tant elle avait couru. Sa mère, loin de lui savoir gré de cet empressement, ne le remarqua même pas, la reçut d'un air froid, et parla longtemps bas à la religieuse qui l'avait accompagnée. Pour moi, continua monsieur de Sénange, qui ai toujours aimé la jeunesse, je me plus à lui demander quels jeux l'amusaient avec ses compagnes, et de

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