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quel aucune vertu n'est suffisante, et qui peut-être ferait pardonner mille défauts. Le génie qui nous gouverne n'a point donné à la bonté un rang brillant parmi les vertus : il n'a pas compris non plus l'ingratitude dans le nombre des fautes qui nous font bannir de sa cour. Sûrement il a cru que l'amour ou la justice des hommes nous récompense ou nous punit assez. >>

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Ces réflexions, communiquées avec un tendre intérêt, attachaient Aglaé, la ramenaient à la raison, à ses études, et l'invitaient à y mettre encore plus de suite. Mais plus elle avançait, plus elle sentait le besoin d'être guidée : aussi demanda-t-elle à sa gouvernante, avec cette bonne foi de la première jeunesse, de la diriger, de l'aider à regagner son enfance perdue. Celle-ci lui sauva les premières difficultés, lui cacha surtout ce qu'il faut de peines, de travail, de persévérance, pour arriver à un genre quelconque de perfection. Ce n'était pas toujours de longues lectures; c'était moins encore de fatigantes allégories : jamais de gêne; ne courant ni après l'esprit ni après le savoir; évitant l'ennui qu'on redoute à tous les âges; mais dans des promenades utiles tout devenait un sujet d'instruction et de plaisir. La nature, si belle et si riche, fournissait des développements toujours nouveaux. Un observateur attentif a dit : « Aux yeux de l'ignorant tout est prodige ou tout est naturel. » Aglaé, qui jusque-là n'avait promené que des regards indifférents sur tant de richesses, Aglaé s'arrêtait à tout, questionnait sans cesse, dévorait l'instruction,

et s'étonnait également de ce qu'elle ne savait pas, et du temps qu'elle avait passé sans chercher à s'instruire.

Elles entreprirent un jour de faire le tour de l'île, et arrivèrent à une petite maison isolée, paisible habitation d'une vieille qui les reçut avec ce mélange de tristesse et de douceur qui trahit les âmes sensibles. Aglaé se sentit attirée vers elle, et n'eut pas besoin de se garantir de cette première impression, qui, près de toutes les autres, portait à la plaisanterie. Aglaé n'éprouva qu'un sentiment mêlé d'intérêt et de respect. Elle n'osait point lui demander ses aventures; elle craignait presque de les lui rappeler. Elle aurait voulu lui plaire, attirer sa confiance, la consoler s'il était possible. La vieille la devina, la fit approcher d'elle, et lui raconta son histoire en ces mots :

« Je ne vous parlerai point de mon enfance, rien ne me la rappelle. Mes souvenirs ne commencent qu'au jour où je vis, pour la première fois, un homme qui fut le maître du reste de ma vie. Jusque-là je m'étais crue jolie, spirituelle; de ce moment j'en doutai; ma toilette ne finissait plus ; je n'étais jamais contente de mon esprit; et le jour où il me dit qu'il m'aimait je me crus parfaite.

» On nous unit. Contente alors, je vivais dans une espèce de rêverie : j'oubliai toute chose. Je n'existais que les heures qu'il me donnait; les autres se passaient à l'attendre ou à le regretter. Lorsqu'il arrivait, il semblait changer l'air que je respirais; je

me trouvais heureuse sans avoir besoin de le dire : je suivais tous ses mouvements; je l'écoutais avant qu'il parlât; ce qu'il disait, je croyais l'avoir pensé. Longtemps il fut heureux par tant d'affection; mais, dans mon bonheur, je ne songeais pas qu'il faut des soins pour conserver même ce qu'on aime : je négligeai ma figure, mon esprit, mes amis; je ne pensais qu'à lui, je ne voyais que lui, je ne parlais que de lui.

» Tout le monde m'avait abandonnée sans que je l'eusse remarqué; je finis par l'ennuyer aussi. Je sentais qu'il se détachait; ses retours n'étaient plus que des complaisances, ses soins que des procédés. Au lieu d'appeler les plaisirs à mon secours, je passais dans les larmes et les reproches le temps qu'il me donnait par habitude: j'exigeais l'amour, j'éloignai l'amitié ; je ne le voyais presque plus... Qui m'eût dit alors que j'allais souffrir davantage ?...

» Quelle douleur je ressentis en apprenant qu'il était occupé d'une autre femme! Je demandai avec hauteur, comme s'il m'aimait encore, je demandai qu'il ne la revît plus : il me refusa sans colère ni pitié. C'est alors que je me crus perdue... Je le priai de m'aimer, comme on demande aux dieux de vivre. Je ne prétendais plus à aucun sacrifice. Voyez-la, aimez-la, m'écriai-je; mais ne m'oubliez jamais tout à fait... Mon humeur l'avait éloigné; ma douceur le ramena, et, une seconde fois, je me crus heureuse...

» Bientôt après, il se laissa entraîner par l'ambition. Je n'étais plus jeune; le temps avait passé, et je ne m'en étais point aperçue. Je me plaignais,

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quoique sûrement j'eusse été une des plus fortunées; mais il fallut bien des années pour me l'apprendre.

» Je lui cachais mes peines; elles en influaient davantage sur mon caractère et sur ma santé, J'étais devenue triste et souffrante: je n'en étais que moins aimable. J'espérais toujours que le lendemain m'apporterait quelque consolation; et ce n'était qu'un jour de plus passé dans les larmes. Enfin j'entendis parler d'un devin qui, disait-on, faisait des miracles: on y croit dès qu'on en a besoin ; j'allai le consulter, Comme j'arrivais chez lui, j'en vis sortir une vieille à qui je demandai ce qu'il lui avait dit: je n'en obtins pour réponse que ces quatre vers que je n'ai jamais oubliés :

De l'avenir point de nouvelle;

Il ne m'a dit que le passé :

Les plaisirs d'un âge avancé

Sont les plaisirs qu'on se rappelle.

» Je n'entrai point chez l'oracle, et pris cet avis pour moi-même. Je renonçai au bonheur : celui des autres m'intéresse encore, il me console quelquefois; mais il ne m'empêche pas d'attendre avec impatience la fin de ma vie. »

Aglaé avait écouté la vieille avec ce vif intérêt qui fait qu'on partage toutes les sensations. Sa gouvernante, qui avait surpris ses yeux remplis de larmes, aurait peut-être désiré que ce tableau n'eût pas été rendu avec tant d'énergie ; mais elle se promit bien de dire sans affectation, dans leur premier entretien,

que le malheur de la vieille était commun à toutes les femmes sensibles; et ce n'est pas un jour perdu que celui qui apprend que l'amour est bien loin de tenir ce qu'il promet.

Aglaé, de son côté, réfléchissait, mais se disait qu'elle reverrait souvent cette intéressante vieille, et lui ferait répéter des détails qui l'avaient si vivement affectée. Ces épreuves ne réussirent pas au gré de son attente; l'histoire était toujours la même. Aglaé sentit qu'il est impossible de parler longtemps de soi sans fatiguer.

Elle avait cru que chaque jour elle aimerait cette vieille davantage, et chaque jour elle l'écoutait avec moins d'intérêt. Rien ne pouvait la distraire. La morale, l'ambition, la campagne, les comparaisons, les différences, tout la ramenait à celui qu'elle avait aimé. Parlait-on d'une belle action? il l'aurait faite; d'une chose simple? il l'aurait embellie. De toutes ces femmes c'était encore la plus aimable; ses souvenirs venaient du cœur. Aglaé allait chez elle avec plaisir, y restait avec ennui, et cependant la quittait avec peine; mais elle la quittait quelquefois avant que le soleil eût marqué l'heure de son retour. La vieille, sans se plaindre, lui disait adieu avec tristesse. Aglaé revenait lentement, mécontente d'elle-même, se reprochant sa cruauté, se trouvant incapable d'aucun sacrifice.

Le lendemain, après ses heures d'étude, elle volait chez son amie; il semblait, à la voir courir, que jamais elle n'arriverait assez tôt; et, jouissant d'avance du plaisir que causerait son empressement, elle s'ac

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