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Il se promena assez longtemps dans sa chambre sans me parler. Enfin il me dit : « Quoique je n'aime point madame d'Estouteville, je crois devoir, en honnête homme, vous avertir qu'aujourd'hui votre humeur a compromis madame de Rieux. — Je n'ai pu me défendre d'un moment de surprise que votre bonté aurait pu m'épargner. De mon temps, les surprises, la passion même, n'étaient pas reçues comme excuses pour une indiscrétion. - Il me sem

ble, mon père, que vous auriez pu me préparer à ce voyage. Ce n'est pas vous que j'ai voulu y préparer, ce sont les personnes chez lesquelles je vous trouvais.

- Mon père, depuis quatre mois je vois tous les jours madame de Rieux ; il n'est pas une de ses actions que je ne connaisse et n'aie approuvée, pas un de ses sentiments qui ne me promette du bonheur. Voici la lettre qu'elle m'a écrite la veille de votre arrivée : lisez-la; mais sachez que depuis il n'est pas de jour où nous n'ayons renouvelé l'engagement de vous rendre heureux. - Grand Dieu! s'écria-t-il, madame de Rieux serait-elle libre?... Ah! que voulez-vous dire... expliquez-moi ce mystère qui me fait trembler. - Mon père, Athénaïs n'est plus libre, et elle a promis d'être à moi. Hé bien! moi je promets que jamais... » - Je pris ses mains dans les miennes. « Mon père, m'écriai-je, ne promettez rien; mon serment a précédé le vôtre, il est irrévocable. - Imprudent! connaissez-vous les raisons invincibles qui m'éloignent de cette famille? — Vous n'avez pas voulu me

les dire lorsqu'elles pouvaient prévenir mon cœur et l'empêcher de se donner... Malgré ces raisons, vous ne m'en avez pas moins conduit chez madame d'Estouteville; j'y ai vu madame de Rieux, et pouvais-je la voir sans l'aimer?... Mon père, je me suis lié par tous les serments qui engagent l'honneur : j'ai promis le bonheur d'Athénaïs, mais je vous confie le mien. -Eh! que puis-je faire pour le vôtre, quand vous vous êtes engagé sans mon aveu? — Il est vrai, j'ai promis mon cœur et ma main; mais aussi j'ai juré d'attendre votre consentement.-Tant que j'existerai, je ne permettrai pas... » — Un cri affreux s'échappa de mon âme; il effraya mon père, et, grâce au ciel, suspendit l'arrêt qu'il allait prononcer. « Mon père, n'attachez jamais l'époque d'un bonheur pour moi au moment de vous perdre... Usez de votre pouvoir, abusez-en même; je n'en souhaiterai pas moins la durée de votre existence; mais vous pouvez me faire haïr la vie.» Mon père paraissait désespéré. « Allez, mon fils, me dit-il; demain vous connaîtrez, vous jugerez votre père. » Je voulais rester, il me fit signe de me retirer, et je le quittai plus malheureux qu'il n'était lui-même.

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Quelle nuit j'ai passée! Ce matin, accablé de fatigue, je m'étais assoupi; un bruit de voiture m'a réveillé j'ai sonné, et l'on m'a dit que mon père venait de partir pour sa terre en me laissant la lettre suivante.

CHAPITRE XXVII.

Lettre du comte de Rothelin à son fils.

« J'avais résolu, mon fils, de ne jamais vous parler de mes peines; mais je vois que même nos enfants interprètent défavorablement notre conduite, dès qu'elle sort des routes communes et que le motif leur en est inconnu.

» Je veux bien aujourd'hui vous rendre compte des raisons qui m'ont déterminé; ensuite je vous permets d'opter entre vos nouveaux amis et moi.

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» J'ai été élevé par un père qui avait toute la sévérité des anciennes mœurs. Le respect qu'il nous inspirait était tel, qu'un de ses regards suffisait pour tout mouvoir ou tout suspendre dans sa maison. Sa volonté suprême, immuable, me paraissait le droit naturel du chef de la famille; la soumission de ma mère, l'état convenable d'une épouse.

» Mon père, ayant éprouvé une injustice, avait quitté la cour encore jeune et s'était retiré dans ses terres. Là, sans rien regretter, sans rien vouloir, sans daigner se défendre, il avait acquis l'importance et l'autorité dont jouissaient autrefois les seigneurs suzerains. Juste, loyal, bienfaisant, vraiment noble, son château était le rendez-vous de toute la province. Appui du pauvre, conseil du riche, son estime était un bien nécessaire à tous.

>> Il m'avait fait entrer dans l'état militaire à seize ans; grièvement blessé dès ma première campagne, ma santé affaiblie me força de quitter le service je me fixai près de lui. Ses vertus, ses préceptes me donnèrent cette austérité de caractère qui m'inspire pour la faiblesse presque autant de mépris que les autres hommes en ont pour les fautes.

» Je venais d'avoir vingt-cinq ans lorsque mon père mourut. Il me recommanda de me marier, mais de ne point épouser une femme dont je serais amoureux, parce qu'elle me subjuguerait, au moins pendant ce temps de passion, et qu'ensuite elle ne pourrait revenir sans débats à la déférence qui n'est que l'ordre dans le mariage.

>> Il me conseilla de ne point épouser une femme riche, parce que les biens considérables que je tiendrais de lui ne me laissaient rien à désirer, et que peut-être les avantages qu'elle me devrait lui inspireraient de la reconnaissance.

» Il m'ordonna de la choisir dans ces familles dont le nom historique réveille d'illustres souvenirs :Car, me disait-il, si ses parents n'ont point conservé les nobles vertus de leurs ancêtres, au moins par orgueil elle entretiendra ses enfants de leurs hauts faits d'armes, de leurs sentiments généreux, et la grandeur qui vient des belles actions élèvera leur jeune courage. Puissent-ils apprendre ainsi, dès le berceau, que les vertus ordinaires ne sont pas le but, mais le commencement de leur carrière !

» La succession de mon père me força de venir à

Paris. J'allai voir madame d'Estouteville. Sa maison était alors, comme elle l'est aujourd'hui, une sorte de tribunal où tout ce qui prétendait à quelque distinction se croyait obligé de comparaitre. Je m'aperçus trop tard que les sentiments vrais et simples n'existaient plus chez madame d'Estouteville, et que tout ce qui est convention était devenu pour elle une seconde nature.

» Le maréchal d'Estouteville, presque aussi ambitieux que sa femme, avait encore plus d'orgueil. Parlant à peine, saluant à demi, tenant tout à distance, on disait de lui que sa lunette ne regardait les hommes que par le côté qui éloigne : ses enfants, sa femme même, ne l'ont jamais approché sans crainte. Malgré cette fierté révoltante, monsieur d'Estouteville était cependant fort considéré; une réserve impénétrable le rendait d'une société sûre. Sa taille, plus élevée que celle des hommes ordinaires, donnait à son regard dédaigneux une sorte de naturel : il était comme obligé de n'apercevoir qu'au-dessous de lui.

» Le fils aîné de monsieur d'Estouteville devait hériter de toute sa fortune; le second, déjà chevalier de Malte, avait prononcé ses vœux et possédait une riche commanderie : l'un et l'autre se trouvaient absents lorsque j'arrivai à Paris.

>> Mademoiselle d'Estouteville était chanoinesse. Son père prétendait la faire nommer abbesse de Remiremont; non qu'il désirât sacrifier sa fille, non qu'il n'eût pu choisir pour elle entre les partis les plus considérables, mais parce qu'il voulait qu'elle

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