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CONFÉRENCES DE TOULOUSE

SIXIÈME ET DERNIÈRE CONFÉRENCE'.

DE L'INFLUENCE DE LA VIE SURNATURELLE SUR LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE.

MONSEIGNEUR, MESSIEURS,

Nous avons conduit la vie humaine au point le plus élevé qu'elle puisse atteindre ici-bas. Après l'avoir prise dans les régions inférieures de l'instinct, là où elle n'est en rapport qu'avec la nature et où elle ne produit que des passions, nous l'avons introduite dans les sphères de l'intelligence, en face des idées d'ordre, de justice et de bonté, qui ont Dieu pour siége éternel, et nous l'avons vue s'y épanouir en vertus, c'est-à-dire en babitudes fortes, filles à la fois de la raison et de la liberté. A ce sommet déjà si haut, une troisième vie s'est montrée. Les lueurs et les émotions de l'instinct étaient les éléments de la première; les clartés et les directions de l'intelligence étaient les sources de la seconde ici nous rencontrons une lumière plus pure et plus vive encore, un élan plus hardi; et, tandis que la nature était l'objet de la vie instinctive et les idées l'objet de la vie raisonnable, ici c'est la personnalité divine qui est le terme de la vision et de l'impulsion de l'âme, en attendant qu'au seuil ouvert de l'éternité elle contemple et possède l'essence même de Dieu. Voilà l'homme tout entier, un et triple dans les ascensions progressives de sa vie, s'arrêtant au point qu'il choisit, au plus bas même, s'il le veut, mais ne trouvant sa félicité et sa perfection qu'en s'approchant de Dieu, qui est son seul principe et sa seule fin.

Or, messieurs, il ne nous est pas accordé que la vie surnaturelle, que nous appelons aussi chrétienne et divine, soit ici-bas la plus haute de toutes et la plus parfaite. On le nie et on doit nécessairement le nier si l'on n'est pas chrétien. Car, la vie étant l'expression et la mesure

• Voir le Correspondant des 25 mars, 25 mai, 25 juillet, 25 novembre 1856, et du 25 février 1857.

de toutes les facultés de l'homme, là où est la vie par excellence, là aussi sont les facultés les plus élevées, et par conséquent la vérité, à moins que la vérité n'appartienne aux courtes vues et aux froides inspirations. C'est de cette manière, accessible à tous, parce qu'elle est intime, que le christianisme démontre chaque jour au monde sa divinité. Invincible sur le terrain de la métaphysique et de l'histoire, il l'est bien davantage encore sur le terrain de la vie, et ses adversaires ne peuvent l'y suivre que pour en abaisser la hauteur par d'implacables dénigrements. Tel fut, dès l'origine, l'art des païens contre nous. Avertis de la puissance cachée dans cette nouvelle vie qui se révélait à eux, ils ne négligèrent rien pour la déshonorer. Aucune insulte, aucune calomnie ne leur coûta. Ils inventèrent des monstres contre les chrétiens; et Tacite lui-même, cet historien si grave, qui a plus fait par sa plume contre la tyrannie que ne fera jamais l'épée, Tacite ne dédaigna pas une fois de méconnaître les victimes et de les outrager, parce qu'elles étaient chrétiennes. Au dernier siècle, l'incrédulité ressaisit cette arme, que le temps avait émoussée. Gibbon, peignant la décadence de l'empire romain, ne manqua pas d'en imputer la honte au christianisme; et Voltaire écrivit son Essai sur les mœurs des nations pour étouffer dans le mépris la gloire historique des peuples chrétiens. Ces injures ont vieilli, mais elles renaissent de leurs cendres comme toutes les passions de l'homme, et il n'est aucun d'entre nous qui n'en ait entendu l'écho. On reproche au christianisme d'avoir retiré ses fidèles de la vie publique pour les préoccuper uniquement de l'œuvre solitaire de leur perfection; on lui reproche d'avoir substitué aux agitations du forum humain la paix égoïste de la conscience et le charme tranquille du commerce avec Dieu. De là, dit-on, l'infériorité politique des nations chrétiennes, comparées aux peuples de l'antiquité; un abaissement des caractères et des institutions; je ne sais quoi de faible qui appelle la servitude sous le nom d'obéissance et la justifie par l'idée de l'honneur.

Heureusement, messieurs, nous ne sommes plus aux premiers jours de l'ère chrétienne; nous avons derrière nous dix-huit siècles d'histoire; et les catacombes, qui livraient nos ancêtres à la calomnie en les dérobant à la persécution, sont sorties de dessous terre avec un éclat qui permet au monde de nous voir. C'est à cette lumière que j'en appelle pour juger le christianisme dans la vie qu'il a faite et dans l'humanité qui est issue de cette vie.

Je le reconnais tout d'abord et sans peine, le christianisme a exalté l'homme intérieur. Tandis que les anciens passaient leurs jours sur la place publique, l'Évangile a ramené l'homme à lui-même, et sinon créé, du moins étendu la vie privée. La vie privée est cette conversation que nous avons avec nous dans notre âme. Aucun homme ne peut lui

échapper entièrement; quoi qu'il fasse pour se répandre au dehors, il se retrouve chez lui malgré lui, il se parle, il s'entend; et, si muette ou dévastée que soit la solitude intime de son être, il en est pourtant l'hôte et le gardien, mais le gardien plus ou moins fidèle, l'hôte plus ou moins exact. Comme on revient avec peine dans une maison pauvre et mal tenue, ainsi on revient difficilement à soi-même lorsque le foyer est vide et la flamme éteinte. Mais, quand l'âme est remplie, elle est à elle-même son lieu préféré. Les entretiens y sont vifs, parce que la pensée y abonde; ils y sont doux, parce que l'amour y est avec la pensée. Or, quand Dieu se fut fait voir à l'homme et que l'Evangile lui eut parlé, il est manifeste que la pensée dut s'élever, l'amour s'accroître, et que l'âme remplie jusqu'au bord ne put échapper à la conséquence de cette plénitude, qui était un accroissement de son intimité avec elle-même. L'homme antique n'avait que la nature pour horizon, et c'est en regardant le ciel qu'il allumait la lampe obscure de ses idées. Le chrétien, au lieu du ciel, eut Dieu lui-même pour spectacle; tout devint profond en lui, jusqu'à son regard extérieur. Une vie cachée se forma dans son âme; des aspirations inconnues y naquirent; le monde, déjà si petit, s'abaissa d'un degré, et les saints purent dire avec une vérité dénuée d'orgueil : Toutes les fois que je suis revenu du milieu des hommes, j'en suis revenu moins homme 1.

Cependant la vie privée n'est pas tout entière dans l'âme; elle en franchit le cercle et déborde dans la famille. Là, près de Dieu et de notre âme, nous apparaissent trois personnes : la femme, l'enfant et le serviteur, trois faiblesses devant une force unique qui est l'homme. L'homme en abusait avant le christianisme, parce qu'il aimait mal et peu; et il ne connaissait qu'imparfaitement les joies de la famille, parce qu'il n'en remplissait qu'imparfaitement les devoirs. L'Évangile, en dilatant son cœur, lui a donné aussi des épanouissements plus purs et des attachements plus vrais. Le sanctuaire domestique s'est transformé. La femme, qui n'était qu'un bien d'un ordre inférieur, mal protégée par une jeunesse trop courte, est devenue, après Dieu, le bien premier de son époux ; des serments inflexibles ont consacré sa destinée; et, la vertu couronnant sa beauté, elle a pu braver l'âge et conquérir un respect qu'elle emporte au tombeau. Ses fils croissent autour d'elle comme des rejetons inséparables; et, à mesure que décline sa vie, la leur, en s'embellissant et en se fortifiant, lui fait à la fois un trône et un rempart. La majesté maternelle succède lentement à la royauté de ses jeunes années ; et ce passage insensible d'une puissance à une autre, toujours soutenue par l'image inviolable du Christ, lui donne une immortalité que l'injure peut atteindre, mais non pas dé

▲ Imitation de Jésus-Christ.

ruire. La mère renouvelle l'épouse; et, en présentant un jour les fruits de ses entrailles aux autels où elle les a conçus, elle reprend dans leur fête nuptiale ses propres habits de noces; et, déjà veuve ou compagne encore, elle rentre à son foyer demi-séculaire avec une seconde postérité pour avant-garde de sa mort. L'enfant, à son tour, hérite des droits et des sentiments que le christianisme a fait germer dans le sein de sa mère. Introduit, dès sa naissance, aux portes de l'éternité, il puise dans l'eau sainte répandue sur son front un caractère invisible, mais tout-puissant la main de son père ne le touchera qu'avec épargne; il grandira sous le toit qui l'a reçu comme un ancêtre qui doit y régner, et le pressentiment de son règne le couvrira du bouclier qui fait les forts, en même temps que la grâce de son âge lui donnera la tendresse qui fait les heureux. Le serviteur aussi, revêtu de la même onction sortie des plaies du Christ, n'a point été oublié dans le changement des destinées. Esclave autrefois, il est devenu libre; étranger à tout le moins, il est devenu frère. Au lieu des stigmates de la servitude ou des signes de l'indifférence, il porte à son visage l'honneur du service utile, et dans ses mains l'étreinte généreuse de la fidélité. Ses ans ne l'effrayent pas; il sait que la reconnaissance lui donnera le temps de mourir, et que la charité ne lui refusera pas la prière qui obtient et la mémoire qui glorifie.

Ainsi, messieurs, s'est accrue la vie privée par le christianisme. Ainsi l'homme, retrempé dans ses bénédictions antiques, a-t-il retrouvé dans son âme et dans sa maison quelque trace des fortunes de son premier berceau. Etait-ce un crime de ne pas les rejeter? était-ce un abaissement que d'aimer davantage?

Cependant, je ne veux pas vous le dissimuler, l'attaque est sérieuse; il s'agit de savoir si la vie privée n'a pas, chez les chrétiens, étouffé ou du moins affaibli la vie publique; et, pour comprendre l'importance de ce doute, il faut nous rendre compte de ce qu'est cette autre vie que nous appelons publique.

Dans la vie privée, l'homme est en face de lui-même; dans la vie publique, il est en face d'un peuple. Là, ce sont ses devoirs et ses droits personnels, son perfectionnement et sa félicité propre qui commandent sa sollicitude; ici, ce sont les devoirs et les droits, le perfectionnement et la félicité d'un peuple qui préoccupent sa pensée. Et, comme évidemment un peuple est plus qu'un homme, évidemment aussi la vie publique est supérieure à la vie privée. La vie privée, toute seule, touche à l'égoïsme; ses vertus mêmes, si elles ne prennent leur vol dans une région plus vaste, se corrompent aisément sous l'empire d'une étroite fascination. En voulez-vous la preuve? ouvrez l'histoire. Elle ne nous montre jusqu'ici que deux sortes de peuples : les uns façonnés à la vie publique; les autres frustrés de toute part à

la direction de leurs affaires et tenus en tutelle sous un maître qui ne leur accorde que de vivre sans se plaindre à l'abri des lois qu'il leur fait. Or voici pour ces peuples-là les conséquences de leur condamnation à la vie privée.

Toute activité publique leur étant impossible, il ne leur reste comme moyen d'élévation que la richesse, et pour occupation sérieuse que de l'acquérir. L'esprit de lucre s'empare des cœurs. La patrie, qui est le lieu des grandes choses, se change en une place de commerce. Elle a des facteurs pour citoyens, des comptoirs pour tribune, et la Banque ou la Bourse pour Capitole. Les générations y dédaignent les lettres, parce qu'elles ne conduisent pas à la fortune; et, si la nature, toujours féconde malgré les hommes, y produit encore de vifs esprits, on les voit, déserteurs de leurs dons et renégats du génie, transformer leur muse en courtisane et trahir, par soif de l'or, la pudeur et la vérité. Les poëtes aspirent à la dignité d'hommes de finances, et le bruit de la gloire leur paraît un songe devant le bruit de l'écu. Toute charge se mesure à son traitement, tout honneur à son profit. Les plus grands noms, s'il y a de grands noms dans une telle société, apparaissent derrière des œuvres d'industrie; et ces œuvres, utiles à la troisième ou quatrième place, prennent avec ingénuité le premier rang, qu'on ne leur conteste pas. Ceux-là même qui administrent les intérêts généraux ne dédaignent pas de s'enrichir comme de simples particuliers. Nul ne sait être pauvre, pas même les riches. Le luxe croît avec la cupidité, et ce débordement des goûts partage le peuple en deux fractions qui n'ont plus rien de commun ceux qui jouissent de tout et ceux qui ne jouissent de rien. Au lieu que, dans les pays de vie publique, l'honneur de prendre part aux affaires excite une généreuse ambition et place au sommet de la cité un glorieux contre-poids des basses tendances de la nature humaine; ici, chez les peuples de vie privée, rien n'arrête le cours du sang et de l'abjection. La cupidité commence, le luxe suit, la corruption des mœurs achève.

Car une conséquence de la richesse dans les nations tenues en tutelle, pour ne pas dire en servitude, c'est l'oisiveté; et l'oisiveté est la mère inévitable de la dépravation. Que faire de soi quand on n'a plus à gagner son pain ni sa fortune, et qu'au milieu d'une abondance, qui épargne toute peine, on n'aperçoit rien sur sa tête qui appelle le travail par la responsabilité? Là où la vie publique est établie, tout homme riche est patricien ou peut le devenir. A l'instant où cesse l'occupation de ses propres intérêts, les intérêts de la chose commune lui apparaissent et sollicitent son génie et son cœur. Il lit dans l'histoire de ses pères l'exemple de ceux qui ont honoré un grand patrimoine par un grand dévouement; et pour peu que l'élévation de sa nature réponde à l'indépendance qu'il s'est acquise ou qu'il a reçue, la pensée

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