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Les uns n'ont passé sur l'Europe que comme un torrent: c'est à peine si l'on peut admettre que leurs restes se rencontrent parmi les Szekler, qui sont les prétendus Sicules du moyen âge. Les Madgyars appartiennent à la grande race finnoise, comme le prouve leur langue, qui a une parenté éloignée avec celle des Turcs. Les Hongrois ont eu le bonheur inouï de posséder deux des plus grands hommes de l'époque de la Renaissance dans les personnes de Jean Hunyad et de Mathias Corvin; mais l'histoire de ce vaillant peuple est des plus turbulentes et des plus confuses. L'inconstance de son esprit est prouvée par le fait seul de la prodigieuse facilité avec laquelle il a changé de religion dans le cours du seizième et du dix-septième siècle, passant du catholicisme au protestantisme, du protestantisme au catholicisme, puis au socinianisme, puis à l'Islam, sans jamais persévérer. C'est une nation superbe, mais c'est une nation à coups de sabre, qui tient un peu de l'humeur des Huns. Sa faiblesse numérale l'empêche du reste de jouer ce rôle d'ambition qui se retrouve dans l'ardeur de son génie et dans l'impétuosité de son caractère.

Je ne saurais me résoudre encore à regarder les Turcs comme un peuple européen. J'attends pour cela leur assimilation complète avec les intérêts, les mœurs et les institutions des nations chrétiennes. C'est une des grandes questions de l'avenir.

Baron D'ECKSTEIN.

LITTÉRATURE ESPAGNOLE

FERNAN CABALLERO

finir

Cette admirable baie de Cadix, ces villes semées autour, ces déserts de sable coupés de riches cultures, qui s'étendent derrière les villes, ces habitations isolées au milieu des champs, ces pâturages sans limites, toute cette nature qui, dans sa fécondité exhubérante et dans ses contrastes, a gardé je ne sais quoi de la grâce un peu sauvage du monde naissant, ces mœurs à la fois naïves et fortes. ces populations assez fidèles à leurs croyances et à leurs habitudes pour dédaigner longtemps encore celles des autres peuples, devaient par avoir leur peintre, leur conteur, leur moraliste, un écrivain, en un mot, qui prendrait la peine de s'emparer de ces beaux paysages avant qu'un chemin de fer les gâte, de recueillir ces chansons pour les sauver de l'oubli, ces légendes pour en conserver la saveur exquise, de faire revivre enfin dans un enchaînement de scènes tour à tour familières ou graves, avec toute la variété de ses usages, de ses caractères, de ses costumes, ce petit monde à part sur lequel les progrès de la civilisation et de l'industrie commencent déjà à répandre leur teinte uniforme. Ce peintre, ce conteur, ce moraliste, est venu. Depuis quelques années, l'Espagne se montre chaque jour plus attentive aux récits d'un romancier fécond et vrai, qui fait de l'Andalousie ce que Walter Scott a fait de l'Ecosse, à savoir son domaine littéraire. Fernan Caballero a arboré sa bannière sur les rivages de l'Andalousie, comme ces anciens navigateurs de sa patrie qui, en abordant quelque île inconnue de l'océan américain, y plantaient le drapeau de l'Espagne, et en prenaient possession au nom de S. M. Catholique. Fernan Caballero aurait-il donc par hasard découvert les quatre royaumes de l'Andalousie? Non, Fernan Caballero, de tous les écrivains le moins prévenu en faveur de lui-même et de son œuvre, sait comme tout le monde, et mieux que tout le monde, que Cadix, Séville, Cordoue, Malaga et Grenade ont achevé de jouer leur rôle particulier, et que l'histoire de l'Andalousie est désormais celle de l'Espagne. Mais à côté des grandes

routes qui mènent aux capitales, il y a les sentiers ombragés et parfumés qui mènent aux villages, et dans l'Andalous il y a l'homme. Sous ce beau ciel, au milieu de cette nature splendide, cet homme et cette nature qui s'appartiennent si bien l'un à l'autre, voilà ce que Fernan Caballero a jugé digne d'être étudié de près; ou plutôt ayant eu toute sa vie ce spectacle sous les yeux, il s'est senti le goût, il s'est trouvé le talent de le reproduire, et c'est la vérité de ses tableaux qui en fait surtout le charme et l'heureuse nouveauté.

Fernan Caballero n'a écrit que des romans de mœurs, des nouvelles ou de simples scènes de coutumes populaires. Ses diverses compositions ne different guère les unes des autres que par l'étendue, et il lui est arrivé plus d'une fois de trouver dans un trait raconté en vingt pages toute l'étoffe d'un roman. Quoi de plus complet, par exemple, que le tout petit récit qui a pour titre : Se taire durant la vie et par

donner en mourant?

Le roman, depuis Cervantes, mais en exceptant ce grand écrivain, n'a jamais jeté un bien vif éclat dans la littérature espagnole. Je ne sais même s'il faut mettre à part le roman picaresque, genre amusant, mais restreint, et dont le chef-d'œuvre, Lazarillo de Tormes, est deneuré inachevé. En général, cette épopée familière que nous appelons le roman ne paraissait pas faite jusqu'ici pour le génie espagnol, qui est surtout poétique, lyrique même, et porté au grand. Il se plaisait trop aux paroles héroïques, aux graves sentences, aux ardeurs de l'extase, aux généralités sonores, pour avoir pris goût de bonne heure à ces détails précis de la vie ordinaire, à ces fines analyses de la passion et des caractères dont se nourrit le roman; et, sous ce rapport, le Don Quichotte n'est pas seulement la satire de la chevalerie errante et de ses poëmes extravagants, il est bien aussi un peu la critique détournée de ces grandes échasses où se hausse volontiers l'orgueil castillan, et voilà peut-être pourquoi les Espagnols, qui estiment infiniment leur Don Quichotte, l'aiment je crois, dans le fond, un peu moins que nous ne l'aimons.

La littérature espagnole a produit d'ingénieuses satires, par exemple, le Fray Gerundio du père de la Isla et le Gran Tacaño de Quevedo, d'agréables pastorales comme la Diane et la Galatée, quelques nouvelles intéressantes; mais un écrivain qui, après avoir longtemps observé les hommes, éprouvât le besoin de les peindre, et réussit à retracer la vie humaine dans des tableaux où tout le monde, y compris la nature, aime à se reconnaître, c'est là, si je ne me trompe, ce que l'Espagne n'avait pas encore eu, et ce que Fernan Caballero est parvenu à lui donner.

Seulement, et à l'exemple de tous les peintres vrais, il circonscrit avec soin son paysage, son drame, ses personnages, le milieu, en un

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mot, où s'anime sa pensée. Il aime, comme un autre, les horizons lointains, mais il se contente de les marquer d'un trait, réservant ses couleurs pour donner plus de relief à ce qu'il sait pour l'avoir vu de près. Je l'ai dit et le répète, Fernan Caballero est surtout le peintre de l'Andalousie.

J'ai nommé Walter Scott, non pour dire qu'il lui soit né un rival dans un coin de l'Espagne, mais parce que j'ai cru trouver entre ces deux écrivains de frappantes analogies.

Walter Scott, en écrivant Waverley et souvent depuis, se plaignait déjà que les mœurs anciennes fissent place aux habitudes nouvelles, que l'Écosse abandonnât jusques au costume de ses pères, et il ajoutait qu'avant un demi-siècle, dans les rues d'Edimbourg, le plaid et le claymore seraient des antiquailles qui attireraient l'attention, il n'osait dire la raillerie. Fernan Caballero a précisément affaire à une époque toute pareille, époque aussi de transition, où l'Andalousie travaille à dépouiller son vieux costume avec une partie de ses croyances et de ses mœurs séculaires, et il peint cette époque avec une sympathie où l'on sent la crainte secrète de voir s'effacer les modèles qui posent encore devant ses yeux, mais qui demain peut-être auront disparu. Et, comme c'est d'ordinaire par la tête que la transformation commence, il s'attache surtout à peindre le peuple demeuré plus fidèle à ses traditions et à ses habitudes. C'est dans ce sens qu'il a pu écrire avec une parfaite justesse :

« Depuis que je suis ici en contact si intime avec le peuple, je me suis convaincu que c'est chez lui que réside toute la poésie de l'antique Espagne et de ses chroniques. Les croyances du peuple, son caractère, ses sentiments, tout porte le sceau de l'originalité et de la poésie. Son langage surtout peut se comparer à une guirlande de fleurs. Des comparaisons très-fines, des proverbes vifs et d'une vérité profonde, des contes sublimes quand ils touchent à la religion, ou petillants de sel, des couplets et des chants de la plus délicate poésie: voilà les fleurs dont se compose presque toujours cette guirlande. Le peuple andalous est élégant dans sa démarche, dans sa manière de se vêtir, dans son langage, dans ses sentiments1. >>

Mais, si Fernan Caballero éprouve pour le peuple andalous une si vive sympathie, il n'est pas de ces écrivains hargneux qui n'aiment les petits que de la haine qu'ils ont pour les grands. Nul n'est entré plus avant dans les misères du riche, nul ne sent avec plus de délicatesse les richesses de la pauvreté. Mais ce peuple qu'il aime parce qu'il le comprend, il voudrait surtout le préserver des enseignements pervers.

1 L'une dans l'autre.

Il l'invite à garder sa pauvreté comme un trésor qui lui garantit la longue possession de tous les autres. Il a écrit quelque part :

« Cette digression pourrait ressembler à l'un des plaidoyers modernes en faveur des criminels et de la classe pauvre, et qui ne font qu'une arme nouvelle, ou une semence révolutionnaire qui portera ses fruits comme tant d'autres! Je préfère de beaucoup le denier de la veuve à cette philanthropie bruyante qui, au lieu de semer de bons sentiments de modération, de paix et de résignation dans le peuple, n'y répand qu'un mauvais levain qui révolte le pauvre contre sa situation sans l'améliorer1. »

Si on regarde maintenant à la manière des deux romanciers, les ressemblances frapperont plus encore.

En ce qui est du style en général, aussi peu de prétention d'un côté que de l'autre. Ce naturel courant et limpide qui entraîne le récit de Walter Scott a fait dire à quelques critiques que ce peintre admirable des mœurs et des caractères n'avait pas un style qui lui fùt propre. Je ne serai nullement surpris le jour où l'on dira que Fernan Caballero, cet autre peintre si remarquable des caractères et des mœurs, n'a pas non plus un style à lui.

Walter Scott a introduit dans le monde une foule de créatures vivantes, et les figures qu'il imagine n'ont pas moins de réalité et parfois de grandeur que celles qu'il emprunte à l'histoire. Je ne sais si Fernan Caballero invente beaucoup. Il ne fait, dit-il, que se souvenir, et tous les personnages qu'il met en scène, il les a connus, pris sur le fait, vus à l'œuvre pour ainsi dire, et il ne fait que les rendre à la société qui les lui a prêtés. Mais Fernan Cabellero oublie, dans sa modestie, que l'invention n'est que la mémoire qui sait choisir, et que, en fait de caractères, inventer ou découvrir, c'est tout un. Je le tiens donc pour le père très-légitime de ses héros. Ils vivent comme ceux de Walter Scott, et j'entends en faire un grand éloge en ajoutant qu'ils dialoguent parfois comme ces derniers.

On a remarqué le soin minutieux que Walter Scott met à décrire le costume de ses personnages; il porterait même dans ce genre de description une manie d'antiquaire. Fernan Caballero, qui a droit à la même louange, mériterait assurément le même reproche, si ses acteurs plus simples et pris dans un milieu plus humble ne le sauvaient par là de la tentation de s'arrêter trop à les peindre dans les plus petits détails.

La passion de Walter Scott pour les vieilles traditions de son pays a rempli sa mémoire de fragments d'anciennes ballades, dont il aime à semer ses récits et les discours de ses héros. C'est où triomphe aussi

L'une dans l'autre.

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