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même se détériorent encore plus à mesure que le morcellement augmente.

Voyons maintenant dans ces villages l'état de la culture. Avec une si petite quantité de bestiaux mal nourris, dont l'engrais est en grande partie perdu sur les communaux et le long des chemins, on peut déjà préjuger quel est le rendement des récoltes. Mais ce n'est pas tout. Chacun de ces petits cultivateurs ne peut avoir une charrue; ceux qui en ont une ne peuvent l'occuper entièrement; ils labourent les champs des autres qui les payent bien entendu, mais de manière à ménager le plus possible leurs attelages, à finir vite; ils les labourent lorsque le temps n'est pas propice pour cultiver leurs propres champs, en un mot, ces cultures sont fort mal faites. Il résulte de tout cela que, malgré les soins très-grands que donne le petit propriétaire à son champ, ses récoltes sont en général fort médiocres.

On me citera, par contre, des fermes assez bien réunies qui sont tout aussi mal cultivées et dont les récoltes sont encore plus mauvaises; c'est vrai. J'en ai expliqué les causes plus haut. Mais, dans ces fermes, le jour où le propriétaire le voudra, le jour où il aura un fermier intelligent et à son aise, l'agriculture pourra y faire des progrès; dans les champs morcelés, déchiquetés, jamais le progrès ne sera possible.

Tout ce que je viens de dire là semblera étrange, paradoxal, absurde. à bien des gens habiles, agriculteurs théoriciens, économistes satisfaits, démocrates vrais ou faux. Appuyés sur les recensements de 1820 et de 1850, sur les écrits officiels, ils me diront en souriant de pitié : << Mais il a été reconnu qu'entre ces deux recensements, dans l'espace de trente ans, la petite propriété avait quadruplé et souvent quintuplé de valeur, tandis que la grande propriété s'est à peine accrue d'un tiers ou d'un quart. Ce seul fait renverse de fond en comble tout ce que vous venez de dire. »

Je voudrais bien savoir, messieurs, comment ce fait extraordinaire a pu être constaté. S'il était vrai, comme les deux tiers de la France sont entre les mains de la petite propriété, les vingt-six milliards formant les deux tiers de la fortune foncière de la France en 1820 s'élèveraient donc aujourd'hui à plus de cent quatre milliards; c'est tout simplement absurde.

J'entendais dernièrement un maire rire de bon cœur de la manière dont il avait répondu à une circulaire ministérielle qui lui demandait combien ses administrés avaient mangé, dans l'année, de turbots, de saumons, de merlans, de harengs, d'oies, de dindons et de pigeons. A Paris on a dû être émerveillé de l'appétit miraculeux de cette excellente commune. Eh bien, en 1850, alors que la petite propriété était plus que jamais à la mode et la grande propriété assez mal vue, les employés

ont constaté que la première avait fait des merveilles; ils ont donné des chiffres aussi satisfaisants que ceux du maire pour les merlans et les dindons.

Supposons que, par miracle, la thèse contraire à la petite propriété soit populaire et que le gouvernement veuille prendre la cause de la grande propriété; j'affirme qu'il pourrait avoir bientôt des rapports officiels démontrant, par des exemples certains, que les grands domaines rapportent beaucoup plus que les petits champs morcelés, que leurs produits ont fait des progrès beaucoup plus rapides et que, par conséquent, la valeur réelle de la grande propriété s'est beaucoup plus accrue que celle de la petite propriété.

Ces rapports seraient au moins aussi vrais que les premiers.

XIII

L'extrême morcellement du sol a des conséquences d'un autre genre. Lorsqu'on ensemence une terre, il est impossible de ne pas jeter de la semence sur le champ du voisin pour qu'il y en ait assez sur le vôtre; avec le morcellement excessif, que de semences perdues, sans compter les raies faites par la charrue pour délimiter les champs et où il ne viendra rien !

Mais la perte est bien plus grande sur un autre objet. Un bon attelage d'une charrue pourra cultiver une ferme de cinquante hectares dont toutes les pièces seront autour des bâtiments ruraux; il faudra moitié plus d'animaux pour cultiver une ferme de même étendue divisée en cent pièces disséminées dans la campagne loin des bâtiments ruraux. Que de temps perdu, en effet, pour aller d'une pièce à l'autre, pour tourner à l'extrémité de sillons trop courts!

Et, s'il n'y a pas même de domaine assez important dans une commune pour occuper complétement une charrue, alors des cultivateurs qui ont des fragments de domaine ou un peu plus de champs que les autres possèdent des charrues, labourent d'abord leurs champs, puis ceux des autres et fort mal, comme nous venons de le dire. Aussi tout petit propriétaire aspire à mener sa propre charrue et tâche d'en avoir une, sauf à ne pas l'occuper complétement. Il résulte de cet ensemble de choses que dans les trois quarts de la France il y a beaucoup plus d'animaux de trait qu'il n'en faudrait avec des domaines réunis. J'ai la conviction profonde qu'il y a dans ce moment, en France, au moins un tiers des animaux de trait qui sont en trop, par suite du morcellement des propriétés rurales.

Lavoisier, dans ses Études sur la richesse territoriale de la France,

porte, en 1790, le nombre des charrues en France à neuf cent vingt mille; aujourd'hui il est au moins d'un million. Ce serait à peu près vingt-six hectares de terre labourable par charrue en moyenne. En supposant, ce qui est le minimum, que ces charrues aient en moyenne trois bêtes de trait, il y en aurait en trop un million. Si elles étaient remplacées par des animaux de rente comme des vaches laitières, par exemple, qni ne mangeraient pas davantage et même moins, quelle différence dans les produits! Sans compter les veaux, chaque vache donnerait en moyenne six litres de lait par jour; pendant trois cents jours, mille huit cents litres par an. Comme quatre litres de lait peuvent équivaloir pour la nourriture de l'homme à un kilogramnie de pain, chaque vache donnerait l'équivalent de quatre cent cinquante kilogrammes de pain ou de six hectolitres de blé. On compte qu'il faut trois hectolitres par an pour la nourriture de chaque personne en moyenne, le million de vaches nourrirait deux millions d'hommes de plus.

Le morcellement multiplie les animaux improductifs aux dépens des hommes.

XIV

L'acroissement de la population est encore entravé d'une autre manière par le morcellement et l'égalité des partages pour les biens

ruraux.

Dans les classes riches ou aisées, les dépenses multipliées et inévitables d'une nombreuse famille qui coûte toujours et ne rapporte rien, les dots à donner à ceux qui se marient, les exigences du luxe, le désir de laisser à chacun de ses enfants une position à peu près égale à la sienne, tout cela fait qu'en général on a un petit nombre d'enfants. Ce fait frappe tous les yeux. Mais, si l'on veut bien regarder dans les campagnes, on verra, contrairement à l'opinion commune, le même fait se produire. Les paysans propriétaires qui ont la passion de la terre, qui la divisent presque toujours dans leurs successions morceau par morceau dans la crainte d'être trompés en faisant des lots comprenant des pièces différentes, savent parfaitement néanmoins que le morcellement excessif déprécie la propriété, rend la culture plus difficile et plus dispendieuse, chacun d'eux voudrait bien conserver intact ce qu'il a et même l'arrondir. Les paysans sont aristocrates; les gros ne voudraient pas déchoir. Pour éviter l'action de la loi qui diviserait leurs champs entre tous leurs enfants également et les émietterait encore davantage, ils n'ont plus que très-peu d'enfants. Voilà une des grandes causes de ce fait capital que M. Legoyt, le chef si éclairé du bureau de la statistique, a signalé à l'attention publique, la diminution graduelle en France du nombre moyen des enfants par ma

riage. De 1822 à 1831, ce nombre était de 3/64, de 1832 à 1841 de 351, de 1842 à 1851 de 3/19 ( p. 7 de l'Annuaire de l'économie politique de 1856).

Je connais un village de quatre cents habitants, tous petits propriétaires extraordinairement attachés à leurs champs, se disputant au poids de l'or ceux qui sont à vendre, très-laborieux, très-économes, fort religieux au moins à en juger par les actes extérieurs; il y a maintenant plus de trente ménages qui n'ont qu'un enfant unique; ils se moquent de l'égalité des partages.

L'accroissement si faible de la population en France se fait à peu près exclusivement par ceux qui n'ont rien, grave sujet de réflexions. L'école philosophique du dix-huitième siècle soutenait que le célibat religieux était un obstacle à l'accroissement de la population, qu'il fallait le proscrire, que rien au contraire n'était plus favorable à la population que les familles de petits propriétaires cultivateurs. J'ai lu bien des pages éloquentes, bien des dissertations profondes, bien des phrases pleines de sentiment sur ce sujet; si ces philosophes revenaient dans ce monde, ils seraient sans doute fort étonnés du résultat de l'application de leur principe.

Du reste, la population ne serait pas entravée dans son accroissement par cette cause qu'elle le serait par une autre plus puissante, l'insuffisance de la production et le défaut de vivres. L'effroyable dépopulation de l'Irlande est là pour nous prouver que la faim et la mort ramènent les populations au niveau des subsistances.

Mais cette lenteur dans l'accroissement de la population n'en est pas moins chose fort grave. Au commencement de ce siècle la France était l'Etat qui, en Europe, avait la population la plus nombreuse : supposons que les choses suivent la marche qu'elles ont maintenant, que nos voisins continuent à faire deux ou trois pas quand nous en faisons un seul, dans un siècle la Russie aura cent vingt millions d'habitants, l'Allemagne soixante-quinze, l'Angleterre cinquante-sept, sans compter ses colonies, et la France cinquante seulement; qu'arrivera-t-il alors? La France sera-t-elle encore la première des nations?

RAUDOT,

Ancien représentant, ancien vice-président du Congrès central d'agriculture.

HENRI HEINE

Un an à peine s'est écoulé depuis que la tombe s'est fermée sur un des poëtes les plus populaires de l'Allemagne, Henri Heine qui a été l'objet d'éloges passionnés et de critiques amères. Il est facile de se rendre raison de ces appréciations contradictoires, quand on se rappelle que, durant vingt-cinq ans environ, Heine a laissé échapper de sa plume des productions pleines de poésie, et a jeté l'outrage à la face de tous ceux que son pays était habitué à respecter dans le domaine de la science, de la littérature ou de la politique. Tantôt sous la forme d'articles envoyés à un journal célèbre, tantôt dans des poëmes brefs, incisifs et d'une rare perfection, il venait caresser dans les masses ce haineux penchant qui couve au fond du cœur humain, ce besoin de dénigrer les grands hommes et les grandes choses. Retranché daus Paris, comme dans une forteresse inexpugnable, il se plaisait à soulever au delà du Rhin des colères inextinguibles, se montrant tour à tour cynique comme Aristophane, virulent comme Juvénal, licentieux comme Catulle, sans jamais les égaler en grâce, en énergie ou en profondeur.

Cependant, méconnaître le talent éminent de Heine, ce serait insensé quand un poëte compte une douzaine d'éditions de ses œuvres, dont chacune a été tirée à cinq ou six mille exemplaires; quand ni la censure ni même, un décret formel de la diète de Francfort ne peuvent les empêcher de se répandre à travers l'Allemagne; quand on le compare à Goethe et à Schiller, il y a là évidemment autre chose qu'un engouement passager, et l'auteur a droit, de notre part, à un examen sérieux et impartial. Le moment est d'ailleurs favorable pour nous y livrer, puisque nous pouvons profiter des révélations intimes et tristement véridiques que nous a faites un ami de Heine sur ses dernières années et ses derniers moments. Ces révélations portent aussi avec elles leur morale jamais peut-être on n'a montré sous un jour plus frappant les lamentables conséquences de cette vie appelée dans l'argot du jour la bohème.

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