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les traditions malveillantes qui se sont attachées à la mémoire de CharlesMartel, la prétendue intrusion de ses soldats dans les monastères (Tome II, 85), nous ne voyons rien dans ce remarquable morceau qui ne témoigne d'une étude intelligente et étendue du moyen âge. La vie de saint Colomban et celle de ses compagnons et de ses disciples, qui remplissent le volume dont nous parlons, offrent à chaque page la preuve de l'esprit d'investigation large et éclairé qui a présidé à la rédaction de l'ouvrage. Les auteurs de ces biographies saintes se sont bien pénétrés des sentiments et des besoins de l'époque où ont vécu leurs héros, et ils expliquent à merveille, par suite de cette initiation aux instincts, aux souffrances, aux aspirations morales des populations, des faits nombreux que, de notre point de vue actuel, nous aurions peine à comprendre. Écoutons-les expliquant l'expansion extraordinaire de la vie monastique au septième siècle. Déjà ils ont dit, ce que tous les témoignages de l'histoire confirment, que « l'esprit monastique était alors l'unique sauvegarde et le seul espoir de la société »; ils ajoutent: « Le besoin de répandre au dehors le feu qui les dévorait était le caractère des moines de cette époque Une sorte d'inquiétude les agite; un besoin de pérégrination les pousse hors de leur patrie; ils ont soif de conquêtes. Une grande partie de la terre est encore en friche; le paganisme, ce vieux culte des sens, ne cède que peu à peu à la doctrine évangélique; de vastes contrées sont encore assises, ou sont déjà peut-être retombées dans les ombres de la mort. Dès lors l'apostolat est le besoin des grandes âmes et comme leur mission naturelle; quiconque a connu les douceurs de la vie chrétienne ne peut résister au désir d'épancher sur ses frères le trésor d'amour dont son cœur est rempli.» (Tome II, 11.)

C'est généralement avec cette hauteur de vue et dans ce digne langage, qu'est racontée l'histoire des pieux solitaires de Luxeuil et de Saint-Claude. Leurs vies, qui remplissent deux volumes distincts, forment comme deux épopées, car elles se tiennent, se relient, ont une unité réelle. Dans l'une et dans l'autre, on suit le développement d'une idée particulière, l'action d'un même esprit qui se traduit dans une longue succession d'existences individuelles légèrement nuancées, mais empreintes, si l'on peut parler ainsi, d'une touchante et uniforme teinte de sainteté. Les ordres monastiques étaient en effet des familles, ils en avaient le caractère traditionnel. L'esprit particulier de leur fondateur y revivait dans chaque moine. Le caractère de saint Colomban se retrouve à un degré quelconque dans le dernier des frères de Luxeuil, comme celui de saint Romain se reconnaît dans le moindre des religieux de Saint-Claude. C'est ce qui donne tant d'intérêt à la lecture de ces biographies ainsi classées. Il faut féliciter les auteurs d'avoir adopté un plan si heureux et de l'avoir préféré à l'ordre alphabétique des martyrologes.

La Vie des saints de Franche-Comté présente donc en trois groupes renfermés chacun en un volume la succession des évêques de Besançon, celle des moines de Luxeuil et celle des religieux de Saint-Claude que l'Église a placés sur les autels. Un quatrième volume renferme les saints de la province ainsi que les saints, les bienheureux ou les vénérables qui n'ont appartenu ni à l'épiscopat, ni aux deux grands monastères francomtois. L'ouvrage

est terminé par des notices intéressantes et bien faites sur les reliques ou les patrons de la province.

Par l'étude intelligente qu'il révèle, par la largeur d'esprit qu'il accuse et par la piété qu'il respire, ce grand monument hagiographique honore le pays et surtout l'établissement où il a été écrit.

P. DOUHAIRE.

Les éditeurs Lagny frères, rue Garancière, no 8, mettent en vente, sous deux formats différents (in-8 et in-12 anglais), le premier volume de la deuxième édition de l'Histoire de France, par M. Laurentie. Nous espérons pouvoir bientôt rendre compte de cet excellent ouvrage, aujourd'hui presque entièrement refondu par l'auteur.

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DU CARACTÈRE LYRIQUE

PINDARE ET BOSSUET

Au dix-huitième siècle, J. B. Rousseau s'inspira de Pindare, comme de David sans beaucoup plus de foi à l'un qu'à l'autre. Il en reçut non l'âme poétique, qui ne se donne pas, mais de belles parures de langage, quelques grains d'or pur, qu'il étendit en brillantes feuilles dans le tissu de sa diction savante. Avec plus de génie, il eût imité davantage un tel modèle. Il lui emprunte, surtout comme dans son ode célèbre au comte du Luc, ce qui est le plus passager et tient le moins au cœur de l'homme, les souvenirs mythologiques, l'enveloppe de la fiction, le manteau, et non la voix du prophète. Mais il ne lui prit jamais, et ne sut produire, à son exemple, ni ces maximes de calme et profonde sagesse qui rayonnent d'un éclat pur, au milieu des splendeurs poétiques, ni ces mouvements d'âme, ces rapi es évolutions de la pensée, les plus vives qu'il y ait au monde, ni cette précision singulière en contraste avec l'abondance des images, ni ce mélange, ce choc rapide du sublime et du simple, du terme magnitique. et du terme familier, ni cette propriété toute puissante qui rend présent à tous ce que le poëte a vu, dans son plus rare délire. Tout cela était loin de Rousseau et du siècle nouveau, dont il fut le poëte lyrique.

A vrai dire, même dans le grand siècle qui venait de finir, un seul homme nous semblerait avoir réuni en soi de tels dons, et en offrirait l'idée à l'homme de goût qui, n'ayant pas le temps de chercher Pindare dans sa langue, et ne le retrouvant pas dans nos versions, voudrait à tout prix le concevoir et se le figurer par quelque frappante analogie, à peu près comme Saunderson, aveugle-né, voyait la couleur écarlate dans le bruit retentissant du clairon. Ce type héréditaire de Pindare, ce gardien de l'enthousiasme lyrique au dixseptième siècle, n'était pas un poëte: c'était un prêtre, un orateur sacré, Bossuet.

Ce rapport a déjà frappé plus d'un lecteur intelligent; et il est

A. SFB. F. v. 25 our 1857. 4 Lv.

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indiqué dans un des meilleurs essais de traduction que Pindare ait suscités de nos jours. Mais là, comme ailleurs, on s'est contenté d'appuyer cette ressemblance sur quelques rapprochements d'expressions. Il fallait aller plus loin, pour être juste envers le poëte, et pour donner un bon conseil à tous ses traducteurs. La ressemblance ne tient pas seulement à quelques imitations littérales, ou à quelques rencontres accidentelles de génie elle est plus générale et plus profonde; elle est dans le mouvement inné des deux àmes et dans certaines dispositions d'esprit qui leur sont communes, en dépit de la prodigieuse différence des temps et de tous les renouvellements du monde.

Elle éclate dans l'ensemble et dans les détails, malgré tout ce qui sépare le majestueux évêque français, fils de magistrat, magistrat luimême, reçu dans la cour et le conseil d'Etat d'un grand roi, le théolo gien profond, l'orateur incomparable, dont la voix illustrait les grandes funérailles, et l'harmonieux trouvère de la Grèce idolâtre, le fils d'un musicien de Béotie, habitant une petite maison de Thèbes, poëte et chanteur lui-même et, à ce titre, hôte bien venu dans les libres cités de la Grèce, dans les palais des rois de Syracuse, d'Agrigente, d'Etna, de Cyrène, et souvent aussi dans la maison et à la table des riches citoyens, dont il célébrait, pour des présents, ou par amitié, les triomphes dans les jeux sacrés de la Grèce. Eh bien, malgré toutes ces oppositions de fortune et de pensée, un trait dominant les unit; et le style, cette physionomie de l'âme, rapproche tellement ces deux hommes, qu'une page de l'évêque de Meaux est le plus fidèle crayon du poëte olympique, et que la prose française de Bossuet, quand il est sublime, est ce qui ressemble le plus à la poésie grecque de Pindare.

Plus d'une cause explique cette conformité singulière; mais la première est dans ce fonds religieux et lyrique qui formait l'imagination du grand orateur, et qu'avait nourri son ardente lecture des Livres saints, sa fréquentation du Liban et du Carmel. Dès l'enfance, il est enthousiaste des psaumes de David, dont saint Jérôme avait dit : « C'est notre Simonide, notre Pindare, notre Alcée. C'est aussi Catulle, Horace, Sérénus. Il sonne sur sa lyre le nom du Christ; et, aux accents de son luth à dix cordes, il fait lever de l'enfer les ressuscités1. >>

Interprète passionné des autres chants de victoire, ou de deuil, semés dans les Livres saints, pieusement charmé du Cantique des cantiques, où il ne voit que l'idéal d'un mystique amour, tout en le comparant, pour les mœurs et la poésie, au brûlant épithalame de Théocrite sur

David Simonides noster, Pindarus et Alcæus, Flaccus quoque, Catullus, atque Serenus; Christum lyrâ personat; et in decachordo psalterio, ab inferis excitat resurgentes. (S. Ilieronymi epist. ad Paulinum.)

les noces de Ménélas et d'Hélène, Bossuet semble plus épris encore de cette concise et poétique philosophie des Hébreux, de ces courts axiomes, de ces symboles parlants qui remplissent les livres de Salomon et ceux du fils de Sirach. Par toutes ces préférences, Bossuet, le plus grand lettré, comme le plus grand inspiré des siècles nouveaux de l'Eglise, et le moderne du génie le plus antique, touche intimement, sans le vouloir, à cette poésie lyrique et gnomique, dont Pindare était l'Homère.

Malgré le grand creux qu'il trouvait, dit-il quelque part, dans la poésie profane, il était en sympathie profonde, en harmonie de l'âme avec cette poésie morale venue de Pythagore et déclarée sainte par Platon, toute pleine d'éclatantes peintures et de graves pensées, et souvent si chaste et si haute, que les premiers Pères de l'Église l'accusaient d'avoir dérobé la parole de Dieu, comme Israël les vases d'Egypte. Saint Clément d'Alexandrie en particulier prétendait noter dans Pindare bien des traits empruntés aux chants de David et à la sagesse de Salomon. Mais de telles ressemblances, dont nous parlerons ailleurs, ne pouvaient-elles pas être prises au trésor inépuisable des sentiments humains, et à ces rencontres de génie, perpétuelle révélation que Dieu donne à l'homme?

Une autre disposition encore rapprochait naturellement le langage de l'évêque et celui du chantre thébain : c'était un instinct de la grandeur sous toutes les formes, un goût pour les choses éclatantes, depuis les phénomènes de la nature jusqu'aux pompes de la puissance et de la richesse humaines; c'était aussi ce ferme jugement, en contraste avec l'imagination éblouie, ce retour sévère et triste qui abat ce qu'elle avait d'abord admiré, et se donne le spectacle de deux grandeurs, celle du monument et celle de la ruine. La splendeur du soleil, la puissance des rois, la merveille des arts, les palais, les fêtes, la solennité des sacrifices, la guerre avec ses terribles images et sa sanglante parure, les casques d'airain, les aigrettes flottantes plaisent également aux deux poëtes, et leur reviennent d'un attrait si vif, que ce qui semblerait parfois image vulgaire brille toujours nouveau, dans leur parole de feu.

Pindare avait de plus, pour lui, les cieux éclatants de l'Europe orientale, et le voisinage de l'Asie, les tremblements de l'Etna, ses flammes nocturnes rougissant la mer de Sicile, et les torrents de peuples barbares inondant la Grèce héroïque, et repoussés par elle. Mais ces grands spectacles de terreur et de bruit, que notre monde tempéré ne donnait pas à l'évêque de Meaux, il les voyait en souvenir; et la Bible lui ouvrait tout l'Orient : « Où sont ces marteaux << d'armes tant vantés, et ces arcs qu'on ne vit jamais tendus en vain? «Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits que pour

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