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constances qui puissent, sinon leur donner raison, du moins expliquer leur erreur; nous ne pouvons même pas leur faire cette concession. Toutes les fois que le gouvernement anglais croit ses intérêts en jeu, il s'inquiète peu de ceux de la civilisation. Sa politique, sous ce rapport, n'est ni moins étroite ni moins exclusive qu'elle ne l'a été dans le passé. N'est-ce pas à des inspirations de ce genre qu'il faut attribuer l'opposition systématique que font le cabinet anglais et lord Strafford de Redcliffe, son représentant à Constantinople, au percement de l'isthme de Suez?

Nous voudrions croire que l'heure des regrets et des réparations est enfin venue, que le peuple anglais condamne ce système; mais nous ne pouvons nous dissimuler qu'au moment même où nous écrivions ces lignes aucun doute n'est plus permis, même à d'excellents alliés. En dissolvant le Parlement, lord Palmerston a appelé ses concitoyens à se prononcer sur sa politique et à en accepter la responsabilité. Nonseulement il a reçu l'approbation de la grande majorité, mais les plus illustres et les plus ardents adversaires de cette politique, Cobden, Bright, Cardwell, Gibson, ont succombé dans la lutte électorale.

Il est donc évident que le moment serait bien mal choisi pour se priver des moyens d'action que l'Europe et la France peuvent avoir contre l'Angleterre. Il faut, ou bien adopter la proposition libérale, sage et chrétienne des Etats-Unis en proclamant l'inviolabilité de la marine marchande en cas de guerre, ou conserver le droit d'armer en course, car, ainsi que l'écrivait M. Marcy dans sa note du 28 juillet 1856: « Un Etat prépondérant sur mer est plus dangereux pour la paix du << monde qu'un Etat prépondérant sur le continent1.»

HENRY MOREAU,
Avocat.

P. S. Au moment où cet article était sous presse, une nouvelle discussion s'engageait dans la Chambre des communes sur la déclaration du Congrès de Paris et les propositions de M. Marcy. Il n'est pas sans intérêt de voir comment une certaine fraction du parlement britannique entend encore aujourd'hui le respect dû aux traités. Plusieurs orateurs ont revendiqué avec énergie ce qu'ils appellent les anciens principes de l'Angleterre sur les droits des neutres. M. Lindsay, après avoir dit qu'il était de toute utilité que les marchandises ennemies puissent être saisies même sur les bâtiments neutres, a ajouté que la déclaration du 16 avril 1856 ne pourrait avoir aucune valeur en cas de guerre.

1 « A Predominant power upon the ocean is more menacing to the well being of others than such a power on land. »

Il a cru, sur les remontrances qui lui en ont été faites, tenir un compte suffisant des traités en disant que le pays ferait appel à la Chambre, qui devrait alors mettre la déclaration de côté. Sir C. Napier, qui apporte autant de fougue à la tribune qu'il mettait de prudente réserve à bord de son vaisseau amiral sous les murs de Cronstadt, a regretté l'abandon du blocus de cabinet; il a terminé en conjurant la diplomatie qui avait mis l'Angleterre dans un mauvais pas de l'en tirer. Ces paroles ont été accueillies par des applaudissements. Lord Palmerston, après avoir défendu le traité de Paris, a expliqué que, par suite de l'élection de M. Buchanan à la présidence des Etats-Unis, les propositions de M. Marcy n'avaient plus eu de suite, la nouvelle administration ayant signifié qu'elle n'entendait pas s'y associer. Le Times, changeant encore une fois d'opinion sur cette matière, n'a pas assez d'éloges pour la proposition de M. Marcy, qu'il avait si vigoureusement attaquée en octobre 1856. Heureux ceux qui, comme lui, reviennent toujours avec autant de conscience à leur première opinion.

H. M.

SIR ROBERT PEEL

D'APRÈS M. GUIZOT.

Sir Robert Peel. - Etude d'histoire contemporaine, par M. Guizot1. Mémoirs by the right honorable sir Robert Peel, Bart, M. P. etc. published by the trus tees of his papers, lord Mahon (now Earl Stanhope), and the right hon, Edward Cardwell, M. P2.

L'Angleterre a toujours beaucoup occupé M. Guizot. Publiciste, il a médité sa constitution; homme d'Etat, il a souvent secondé, parfois combattu sa politique; historien, il a décrit ses agitations et ses troubles. N'en soyons pas surpris. Cette nation, si rapprochée de la nôtre et si différente, perpétuellement mêlée à notre destinée, contraire à nos tendances, et que nous admirons d'autant plus que nous sommes plus éloignés de lui ressembler, a dù toujours fixer plus que toute autre les regards tantôt inquiets, tantôt étonnés de la France. Qu'on admire ses institutions ou qu'on se défie de son influence, il est toujours nécessaire de l'observer et de la connaître. Hier, M. Guizot nous la montrait en proie aux violences et aux misères de sa révolution; aujourd'hui, il retrace une page de son histoire contemporaine, et, dans la vie d'un de ses meilleurs ministres, il nous la fait voir se développant librement à l'ombre d'un gouvernement aussi traditionnel que réformateur. Ces deux époques sont pleines d'enseignements; rapprochées l'une de l'autre, ne nous apprennent-elles pas que les peuples ne doivent jamais désespérer d'eux-mêmes?

L'Angleterre, en effet, a connu la première les révolutions, et elle en est sortie; les historiens découvrent maintenant de quelle

1 vol. Didier, éditeur, 1856.

22 vol. London, Murray. 1856 et 1857. Ces deux volumes, extraits des papiers de sir Robert Peel et publiés conformément à ses instructions par les amis qu'il avait désignés, sont relatifs à l'émancipation des catholiques, à son premier ministère, à l'abrogation des Corn-laws. Le premier seul avait paru avant le livre de M. Guizot, qui contient la traduction des parties les plus importantes. Nous avons pu dans cet article faire également usage du second volume.

manière et pourquoi. Mais au temps de Cromwell et des niveleurs, au milieu de tant de bouleversements douloureux et stériles, à travers un fanatisme sans mesure et des convoitises sans pudeur, qui pouvait done voir briller dans l'avenir le jour d'un gouvernement régulier et prospère? Qui pouvait prévoir que le pays du parlement croupion aurait jamais pour représentants et pour ministres des hommes comme sir Robert Peel?

Quoi qu'il en soit de ce contraste, on ne saurait le contester, un régime politique se juge par le caractère des hommes d'État qu'il produit. Quand même M. Guizot n'aurait pas été ramené vers l'histoire de Robert Peel par un attrait personnel, il l'aurait choisie pour résumer dans une seule destinée la vie même de l'Angleterre contemporaine.

Peel fut voué dès sa naissance à la vie publique. Non qu'il appartînt à une antique et illustre maison: ses parents s'étaient enrichis dans la fabrication des étoffes de coton, qui, renouvelée par les machines modernes, devait indemniser la Grande-Bretagne de la perte des États-Unis. Mais on a pu dire du père de sir Robert : « Ce bourgeois avait le pressentiment qu'il fonderait une famille'. » Et dans ce pays l'industrie crée, la propriété foncière assoit et fixe la fortune des familles; les services publics seuls achèvent et consacrent leur élévation. Le père de sir Robert, d'abord l'un des plus riches manufacturiers de l'Angleterre, en était devenu l'un des plus grands propriétaires : il éleva son fils pour être premier ministre. A vingt et un ans, Peel entrait au Parlement, et depuis ce jour jusqu'à sa mort, comme le dit excellemment M. Guizot, les affaires de l'Angleterre furent ses affaires, et la chambre des communes son champ de manœuvre ou de bataille pour les traiter. Engagé par son père dans les rangs des torys, on le vit gravir successivement tous les degrés du pouvoir; en descendre enveloppé dans la défaite de ses amis, mais pour demeurer la ressource, l'espoir et le chef des vaincus; relever dans la chambre des communes réformée le drapeau de la politique conservatrice; parveni enfin, trente ans après sa première entrée aux affaires, à la tête du gouvernement; opérer de bienfaisantes et difficiles réformes, tomber après les avoir accomplies; et, depuis sa chute jusqu'à sa mort, ne dirigeant plus ni ministère ni parti, demeurer néanmoins, par l'ascendant personnel, le plus considérable des hommes publics de son pays. Voilà sans doute une carrière politique singulièrement heureuse. Mais ce qui est plus rare encore qu'une telle carrière et plus étonnant peut-être, c'est l'admiration qu'a excitée Robert Peel et qui s'attache encore à sa mémoire. A ses débuts, les amis qui le connaissaient bieu

Cobett, cité par M. Guizot, p. 7.

devaient le croire très-capable sans doute de justifier la confiance publique, s'il l'obtenait jamais : ils pouvaient douter qu'il fût propre à la conquérir. Merveilleusement intelligent, mais sans invention ni génie; courageux et résolu, mais sans initiative; sensible, ardent, irritable même, mais sans expansion; loyal et sincère, mais changeant; fier avec timidité; dans sa parole, toujours méthodique et persuasif, presque jamais entraînant ni sublime, il réunissait beaucoup de rares qualités sans avoir l'éclat d'aucune. Dans ses manières, je ne sais quelle réserve ombrageuse, je ne sais quelle gravité sans distinction et sans aisance semblaient peu faites pour attirer vers lui cette aristocratie qui devait néanmoins rester longtemps si docile à sa voix. Enfin, sur les questions les plus importantes et dans les circonstances les plus décisives, il a abandonné les opinions qu'il avait le plus fermement soutenues, pour assurer lui-même le triomphe des opinions contraires terrible préjugé contre un homme public au sein d'un pays libre!

Et cependant, il est mort également admiré, respecté, pleuré par les grands et les petits; par sa souveraine et ses concitoyens. Lorsque la nouvelle de l'accident auquel il ne devait pas survivre se fut répandue, raconte M. Guizot, le prince Albert, le prince de Prusse, le duc de Cambridge, tous les personnages considérables de l'Angleterre, venaient et revenaient à Whitehall-Gardens pour demander des nouvelles de sir Robert, et ils trouvaient rassemblés tout alentour une multitude de personnes de toutes conditions, bourgeois, ouvriers, hommes, femmes, enfants sur les bras de leurs mères, pauvres gens qui voulaient aussi savoir ce qu'ils avaient à espérer ou à craindre pour la vie de l'homme qui avait affranchi leur pain de toute taxe1. A peine eut-il expiré, que les adversaires qu'il avait vaincus aussi bien que les amis qui avaient vaincu avec lui lui rendirent dans les deux chambres les plus nobles hommages; et, pendant que la reine et le Parlement plaçaient son image sous les voûtes illustres de Westminster, des souscriptions à deux sous par personne se formaient pour lui élever un monument sous ce titre : Monument national des pauvres. Aujourd'hui, enfin, les hommes d'Etat aussi bien que les habitants des dernières chaumières d'Angleterre le regrettent encore et s'inclinent devant sa mémoire.

Sans doute il sied à une grande nation d'honorer les hommes qui - l'ont servie, et nulle ne paye cette dette avec autant de munificence que l'Angleterre. En faveur de Peel, toutefois, comment la reconnaissance publique aurait-elle dépassé les bornes de la justice? Rien en lui ne pouvait éblouir ni séduire; s'il a obtenu la gloire, c'est donc à force de

1 P. 328.

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