Page images
PDF
EPUB

évêques firent prendre aux barons des engagements solennels de paix. Ils profitaient généralement, pour cela, des grandes réunions auxquelles donnait lieu la tenue des Conciles provinciaux, ces vénérables assises de la civilisation chrétienne. Là, après avoir affermi par des décisions imposantes la discipline ou les dogmes ébranlés, l'épiscopat faisait un appel à la religion des gentilshommes, en faveur des populations désolées par le fléau de leurs guerres incessantes; et, en présence des autels et sous les yeux de ces mêmes populations accourues aux pompes du Concile, leur faisait jurer la promesse de laisser aux laboureurs, aux marchands, à tous ceux qui vivaient de leur travail, certains jours de sécurité dans la semaine, et, quand on le pouvait, certaines semaines dans l'année. Nous avons les actes de quelques-unes de ces conventions, et elles sont de plus d'un demi-siècle antérieures à la date que l'on assigne à la Trêve de Dieu. Pour maintenir et assurer l'exécution de ces pactes de paix, des associations étaient formées avec l'engagement, pris par ceux qui y entraient, de prêter secours à l'évêque ou à l'archidiacre gardiens naturels de la Trêve, contre quiconque refuserait de la jurer ou y contreviendrait après l'avoir jurée. Ces associations furent les premières communes, les communes religieuses, dont la royauté s'empara plus tard, qu'elle sécularisa à son profit, et dont nos modernes historiens ont fait honneur à une sorte de démocratie mythologique qui n'a existé que sous leur plume. Il faut lire, dans M. Sémichon, les authentiques constitutions, la forte organisation de ces communes remises dans leur vraie lumière. C'étaient des corps puissants, se gouvernant eux-mêmes sous l'inspiration de l'Église, avec lesquels la féodalité eut à compter, et qui fondèrent l'ordre au sein de la confusion féodale. L'étude de ces ligues de paix, primitifs noyaux de la société moderne, est d'un intérêt sans égal. M. Sémichon en a fait un tableau trop rapide à notre gré, et dont quelques traits peut-être sont hasardés, mais vrai dans l'ensemble et tout à fait neuf. Les historiens qui ont cherché, soit dans les traditions romaines, soit dans les coutumes germaniques, soit dans l'émeute, l'origine de nos institutions municipales, ont méconnu l'immense part qu'y a eue l'Église. C'est à lui restituer ce qui lui est dû, à cet égard, que s'est attaché M. Sémichon. Il montre dans l'établissement des associations pour la paix, dû sans contestation au zèle et aux efforts de l'Église, non-seulement la forme initiale des communes, mais la source des nombreuses et puissantes fraternités qui ont rempli le moyen âge de leur nom et dont quelques-unes nous ont laissé de si magnifiques œuvres. Il y a un peu de système et d'exagération peut-être dans cette dernière partie de la thèse de l'auteur; mais ce qui est vrai, ce que M. Sémichon a contribué, pour sa part, à mettre en évidence, c'est que l'Église a eu l'initiative de toutes les grandes institutions modernes.

P. DOUHAIRE.

CHRONIQUE POLITIQUE

ENCORE LA BELGIQUE.

Dans ce numéro même, M. de Melun, avec toute l'autorité qui lui appartient, disculpe la loi sur la charité récemment discutée en Belgique, de toutes les calomnies injustement adressées à ses dispositions et à ses auteurs. Nous devons ajouter quelques mots; car, au moment où nous mettons sous presse, le rapport du ministère au roi, l'arrêté du 12 juin qui clôt la session, et la lettre du roi, ajournent indéfiniment le débat. Le dénoûment provisoire de cette crise pénible est donc maintenant connu; il est aussi douloureux que tout ce qui l'a précédé. Catholiques, nous devons protester encore au nom de la religion et de la charité; libéraux sincères, nous devons demander sévèrement aux libéraux belges ce qu'ils ont fait de la liberté.

Les catholiques, dans tous les pays, sont habitués aux reproches; on ne les a pas du moins encore accusés de ne pas savoir se soumettre, se sacrifier même à la tranquillité publique. Par amour de la paix, ils souffrent sans se plaindre, et cette disposition de leur conscience est si bien connue, que quelquefois on en rit aux dépens de leur caractère, que plus souvent on en abuse aux dépens de leurs droits. Nous plaindrons les catholiques belges d'avoir eu à faire en ce genre une nouvelle et douloureuse expérience; mais nous comprenons leur conduite. Pendant la discussion, elle a été loyale, intelligente et noble. Après le vote, elle est devenue résignée et charitable. Appeler la force an secours de la bienfaisance, faire verser des larmes au nom de ceux qui consolent, envoyer dans les hôpitaux, pour être pansés par les mains des sœurs, des citoyens blessés en vociférant contre elles, c'eût été le plus lamentable spectacle, intolérable surtout pour cette milice sacrée, prétexte innocent et patiente victime de tant de violences.

L'attitude molle et regrettable d'une partie du ministère, l'inertie de l'administration locale, la stupéfaction de tous, l'audace impétueuse du désordre, rendaient la conduite du roi bien difficile. Il a dû être fort tenté de beaucoup concéder au même besoin suprême de la paix, à la même crainte de verser le sang au nom de la charité. Mais l'avenir dira si ce n'est pas, pour un roi, diminuer sa force que de la tempérer ainsi. Il convient que le père se montre aussi le maître, et si la bonté désarme un instant la violence, elle l'enhardit plus encore.

Toutefois, le roi ne s'est servi que de moyens légaux, et, même en réservant respectueusement notre opinion sur les motifs par lesquels il en justifie

l'emploi, nous devons reconnaître que, grâce à sa haute expérience et à sa juste popularité, il a rétabli l'ordre rapidement.

Mais, comment couvrir d'aucune circonstance atténuante la minorité qui a suscité le désordre, ceux des ministres et les magistrats locaux qui n'ont pas voulu le réprimer, et les organes de la presse qui, en Belgique et en France, l'ont expliqué, soutenu, amnistié? Sous un gouvernement libre, en présence d'une chambre récemment sortie du suffrage national, d'une loi présentée par le Gouvernement, d'un vote consacré par la majorité, faire appel à l'émeute, c'est un véritable attentat, et lui céder, c'est la plus insigne des faiblesses. Nous avons souvent entendu dire qu'il fallait obéir à l'autorité légale, même quand elle se trompe, jamais qu'il fallût obéir à l'opinion, précisément parce qu'elle s'égare.

Ah! certes, nous sommes loin de nous associer aux clameurs de ceux qui se sont montrés si pressés d'applaudir à la chute imminente du gouvernement constitutionnel en Belgique. S'ils disaient vrai, il faudrait gémir et non pas triompher. Une des plus nobles formes du gouvernement des hommes, dans les temps modernes, aurait disparu d'un des pays sur qui elle a répandu le plus d'éclat et le plus de bienfaits. Mais n'imputons pas à la vertu des principes les torts de la faiblesse des hommes. Le gouvernement constitutionnel en Belgique est assez fort pour n'être pas brisé au premier choc, et l'un de ses avantages est justement d'avoir plus de ressources que le pouvoir absolu à opposer aux orages toujours prêts à sortir du sein des sociétés modernes, vastes mers aux ondes tumultueuses et aux courants contraires. Qu'on veuille bien comparer, en effet!

Supposons un moment que la loi en question, au lieu d'être, comme l'a démontré M. de Melun, juste, modérée, salutaire, soit impopulaire et funeste, comme le prétendent ses adversaires. Supposons aussi que le gouvernement belge soit absolu au lieu d'être tempéré.

Sous un gouvernement absolu, cette loi serait imposée. Pas de discussion, nul amendement possible, nul refus légal Contre l'injustice, l'opposition n'aurait d'autre arme que l'émeute; contre l'opposition, le pouvoir à son tour n'aurait d'autre arme que la force. Vainqueur, il consacrerait dans le sang l'iniquité. Vaincu, il périrait tout entier; car le pouvoir absolu combat et triomphe, non pour tel principe, pour telle loi, pour telle partie des institutions, mais pour lui-même, pour son existence, et. quand il est en question, toute autorité est en question. Le pouvoir tempéré place au-dessus de la force la discussion, en dehors de la discussion l'autorité. A Bruxelles, même après tant de fautes, le roi constitutionnel a été l'arbitre de la lutte; roi absolu, il cût été l'un des antagonistes, et cette fois, le vaincu.

On pensera peut-être que sous un gouvernement absolu un trouble semblable n'aurait pas pu être suscité. On n'a pas tort, si l'on veut dire que, dans ce cas, les mêmes hommes qui provoquent aujourd'hui le désordre seraient probablement ministres, et que l'agitation manquerait faute d'agitateurs. Mais l'histoire, surtout l'histoire moderne, prouve cruellement qu'ils ne manquent jamais, et qu'aucun pouvoir n'est à l'abri d'une collision. Toute la question est de savoir quel est le plus capable de la prévenir ou de la combattre. Pour nous, ce n'est pas le pouvoir absolu; la collision éclate

la plus tard peut-être, mais ordinairement la première est aussi la dernière. Il est vrai de dire, pourtant, que les principes du gouvernement constitutionnel, comme ceux de toute autre forme de gouvernement, ne sont efficaces qu'autant qu'ils sont respectés, et, au besoin, défendus. Or la minorité de la chambre les a audacieusement violés. Personne ne les a défendus, et le désordre est né, non pas de ces principes, mais de leur inobservation.

Nous voudrions, du moins, que les amis de la liberté, en Europe, se fussent montrés unanimes à flétrir cette faute dangereuse. En Angleterre, en Allemagne, des organes de la presse protestante ont élevé la voix pour la justice, c'est-à-dire pour les catholiques.

En France, un journal, d'ordinaire plus équitable, a tenu, sur la question belge, un langage inattendu et scandaleux. Contre l'obstination des nouveaux rédacteurs de ce journal, toute remontrance serait perdue. Il ne nous écouterait pas; nous sommes trop catholiques pour obtenir justice. Qu'il s'écoute donc lui-même!

Il y a bientôt dix ans, un dialogue s'était élevé entre les deux feuilles qui ont discuté l'une contre l'autre la question belge. Les acteurs sont les mêmes, mais ils ont changé de rôle. Le Constitutionnel, qui accuse aujourd'hui le gouvernement parlementaire de conduire à l'émeute, pensait alors qu'un peu d'émeute ne faisait pas mal pour grossir la voix des minorités. Les Débats, qui sont aujourd'hui d'avis que ceux dont on casse les vitres doivent les payer, soutenaient alors, avec autant d'énergie que de talent, que les conflits parlementaires devaient se résoudre, soit devant les électeurs, soit devant la justice, jamais dans la rue, et que les désordres appelaient la répression, et non l'indulgence.

Le 20 février 1848, les Débats tenaient au Constitutionnel ce langage, que les catholiques belges peuvent adresser à ces prétendus libéraux, futurs ministres ou futurs tribuns, hommes d'Etat ou hommes d'émeute, un moment coalisés pour les combattre:

«Ignorez-vous que derrière vos questions de banquet et d'opposition <constitutionnelle, il y a des questions de révolution et d'anarchie?... « Prenez garde! Vous avez offert aux factieux de toute espèce ce que vous « avez le même intérêt que nous à leur refuser, une occasion. Ils nous en<veloppent tous dans la même haine. Vous êtes pour eux des modérés comme << nous, des dynastiques, des bourgeois. Nos nuances d'opposition et de « conservateurs, ils ne les comprennent pas ou ils les méprisent, et s'il y « a quelqu'un qu'ils détestent plus que nous, c'est vous peut-être... »

Le 21 février, nouvelle déclaration : « Nous détestons également les sédi<tions et les coups d'État. Ce que nous aimons, c'est la liberté calme, digne, « régulière, la liberté constitutionnelle... Il n'y a pas d'obéissance servile, quand on se soumet provisoirement à un fait, en se réservant de faire pré« valoir ce qu'on croit être le droit. Le respect de l'ordre, la soumission « provisoire aux actes de l'autorité publique, même lorsque l'on pense que l'autorité se trompe, n'est pas une obéissance servile. »

Le 22 février, la force est appelée au secours du droit : « Le gouvernement a pris aujourd'hui la résolution que lui commandaient impérieusement « les circonstances nouvelles. En présence de l'intervention patente, publique,

«officielle, d'un pouvoir irrégulier, irresponsable et illégal, il a dû reprendre « sa place et revendiquer l'exercice de l'autorité dont il est le dépositaire a et le gardien. Hesiter plus longtemps, hésiter un seul moment, c'eût été « manquer au premier de ses devoirs, celui de maintenir la loi et la consti« tution. Sa résolution est prise; elle doit être exécutée; elle le sera. »

Le 23 février Le désordre des rues est en ce moment un effet sans «< cause. Les lois sont exécutées, si ce n'est par ceux qui troublent le repos « de cette grande ville. La Charte est respectée, si ce n'est par ceux qui vou<< draient opposer la violence d'une émeute à l'action constitutionnelle des << pouvoirs publics. Mais le gouvernement veille, les chambres l'appuient; « le pays déteste l'anarchie. Il ne souffrira ni le désordre qui y mène, ni la « violence des agitateurs, qui est la pire des servitudes. »

Le 24, la résolution prise est abandonnée, la répression faiblit, et le 25, il ne reste d'autre refuge au Journal des Débats que ce cri, première invocation des vaincus « ... Nous ne pouvons que demander pour nous-mêmes la « liberté que nous n'avons pas refusée aux autres. »

Cette énergique théorie, cette molle pratique et cette terrible leçon valaient la peine d'être remises sous les yeux de ces publicistes français et de ces libéraux belges qui viennent de dénier aux catholiques le bénéfice de la liberté, et de refuser à la cause même de la liberté l'appui et la défense qui lui étaient nécessaires.

Au lieu de la défendre, ils l'ont grièvement blessée. Comme toujours, leur faute a un double résultat, elle rend le pouvoir plus fort, mais la liberté plus faible. Non! la liberté belge n'est pas morte, comme le prétendent ses ennemis, parce que toute blessure n'est pas mortelle, mais la guérison sera longue, et la cicatrice est sans honneur.

Le secrétaire de la rédaction,
P. DOUHAIRE.

PARIS.

L'un des gérants, CHARLES DOUNIOL.

TYP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'Erfurtu, 1

« PreviousContinue »