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Dans ce système, tous les personnages sont égaux, si toutefois les plus laids ne sont pas les meilleurs. Le valet de ferme, le palefrenier, le mendiant, la fille de cuisine, le garçon apothicaire, le fossoyeur, le vagabond, la laveuse de vaisselle, prennent une place énorme; naturellement les choses qui les entourent deviennent aussi importantes qu'euxmêmes; ils ne pourraient s'en distinguer que par l'âme, et, dans cette littérature, l'âme n'existe pas: elle gênerait. Quand je peins un personnage vraiment digne d'animer et de dominer un récit, la proportion s'établit d'elle-même entre lui et ce qui l'environne; mais, si je décris à la loupe un conducteur de patache ou un pauvre en haillons, les haillons, la patache, les chevaux, le harnais étant tout aussi importants, exigent un crayon non moins minutieux. De là une description continue, incessante, intarissable, qui engloutit peu à peu, comme une marée montante, tout ce que le récit offrirait d'intéressant. Le succès préventif et certain de Madame Bovary a rendu à M. Gustave Flaubert un mauvais service: il a empêché son éditeur de lui demander le sacrifice de deux cents pages, c'est-à-dire de deux mille descriptions dont son roman eût fort bien pu se passer. Un affreux villageois veut se faire saigner description de la cuvette, du bras, de la chemise, de la lancette, du jet de sang, etc., etc. M. Homais, le pharmacien bel esprit, achète à Rouen des petits gâteaux pour son épouse: description de ces petits gâteaux amenant la digression suivante: «< Madame Homais << aimait beaucoup ces petits pains lourds, en forme de turban... der<<< nier échantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-être au << siècle des Croisades, et dont les robustes Normands s'emplissaient << autrefois, croyant voir sur leur table, à la lueur des torches jaunes, <«< entre les brocs d'hypocras et les gigantesques chaircuiteries, des « têtes de Sarrasins à dévorer. »Tout cet étalage historique pour des massepains mangés par une femme d'apothicaire! Voilà où mène le démocratique mépris des proportions sociales et littéraires. Un mendiant tend la main sur une grande route: description. Celle-ci mérite une mention spéciale. Jadis, dans les temps barbares où les clartés du réalisme n'avaient pas encore lui sur le monde, lorsqu'un romancier racontait un rendez-vous amoureux, il avait soin d'entourer l'aller et le retour de circonstances agréables, sentimentales, pittoresques, émouvantes. Nous avons, comme Sganarelle, changé tout cela. Quand madame Bovary revient de Rouen, où la conduit, tous les jeudis, son amour pour un clerc de notaire, voici ce qu'elle rencontre : « Il y avait « dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton tout au <«< milieu des diligences; un amas de guenilles lui recouvrait les épaules, <«< et un vieux castor défoncé, s'arrondissant en cuvette, lui cachait la « figure; mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des pau« pières, deux orbites béants tout ensanglantés. La chair s'effiloquait

<< par lambeaux rouges, et il en coulait des liquides qui se figeaient en << gales vertes jusqu'au nez, dont les narines noires reniflaient convul<< sivement. Pour vous parler, il se renversait la tête avec un rire idiot; << alors ses prunelles bleuâtres, roulant d'un mouvement continu, al«< laient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive. » O Corinne! Amélie! Indiana et Valentine! Lélia et Geneviève! Poétiques créations de la rêverie moderne! Aspirations parfois insensées, souvent coupables, toujours dangereuses, vers un idéal qui n'est pas de ce monde, et qu'il faut demander au ciel ou désespérer d'atteindre ! Vous aviez, je le sais, mérité un châtiment; jadis les belles pécheresses, pour expier leurs fautes, se condamnaient au cloître et au cilice; mais les lambeaux rouges des chairs effiloquées! les liquides figés en gales vertes! les narines noires reniflant convulsivement! Non, vos plus rigides censeurs n'avaient ni désiré ni prévu une punition pareille; il a fallu, pour vous l'infliger, la démocratie dans le roman: voilez-vous, belles aristocrates, et cédez la place à madame Bovary!

Que serait-ce si nous parlions des scènes hideuses du dénoûment, de cette veillée funèbre auprès du cadavre d'Emma, où le curé et le pharmacien, après s'être querellés sur la religion, finissent par boire et ripailler ensemble ? N'allons pas plus loin; nous décrivons un symptôme, nous ne dénonçons pas un livre. Est-ce à dire qu'il n'y ait pas de talent dans le roman de M. Gustave Flaubert? Assurément non : on y sent, malgré soi, une force, une puissance inconnue, qui ne sait pas encore très-bien ce qu'elle veut, ce qu'elle fait, qui passe du néologisme à la platitude, de la faute de français au galimatias, qui ignore l'art des ménagements, de la proportion et de la mesure, mais qui finira peut-être par faire à coups de serpe ce que les mains délicates et raffinées ne sauront plus faire à coups de lime. Cette force, cette puissance, c'est l'esprit démocratique, qui cherche encore sa voie, dont les fautes sautent aux yeux, qui fait rire et gémir par ses folies et ses misères, mais à qui l'avenir réserve peut-être un grand destin dans ses profondeurs mystérieuses, qui envahit le monde moderne, l'étreint et le brisera un jour, si les classes supérieures, oubliant leur mission et leur tâche, sacrifiant les idées aux faits et les croyances aux intérêts, légitiment ses conquêtes et attisent ses représailles.

Voilà de bien grands mots à propos de deux romanciers. Encore une fois, nous n'avons prétendu ni condamner la bourgeoisie dans les livres de M. About, ni juger la démocratie dans l'ouvrage de M. Flaubert. Nous ne prétendons pas davantage que l'esprit bourgeois et l'esprit démocratique ne puissent pas produire des œuvres différentes de celles-là, des œuvres meilleures, et que, notre siècle ayant accepté ces deux influences, la littérature doive et puisse y échapper. Nous savons aussi tout ce qu'une préoccupation trop aristocratique (mot

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LE ROMAN BOURGEOIS ET LE ROMAN DÉMOCRATE.

inexact dont je me sers faute de mieux) a amené et amènerait encore dans l'art de convenu et de factice, de glacial et de guindé. Mais il nous a paru que ceux qu'on accuse de chercher à ranimer des cendres éteintes, à renouer des traditions brisées, avaient le droit d'ouvrir, de temps à autre, les livres conçus et écrits dans un sentiment contraire, et de dire à la bourgeoisie: Prenez garde! si vous vous obstiniez à négliger ce qu'il y a en vous de fécond et de vivace, à borner à des questions de chiffres et de bien-être les destinées de l'homme en ce monde, vous seriez réduits à un petit art industriel et calculateur comme celui qui se révèle dans les romans de M. About; - puis de dire à la démocratie: Prenez garde! si, au lieu d'élever vos cœurs, de chercher en haut, du côté de la lumière et du ciel, la solution des problèmes qui vous agitent, l'allégement des douleurs qui vous tourmentent, la conquête des biens que vous rêvez, vous persistiez à tout abaisser, vous arriveriez, en littérature, à cette égalité implacable, aussi tyrannique qu'un joug de fer, et soumettant au même niveau le bien et le mal, le beau et le laid, le grand et le petit, la créature vivante et l'objet insensible, l'âme et la matière vous arriveriez à Madame Bovary. Si la bourgeoisie, si la démocratie ne s'efforçaient pas de surmonter ce marasme intellectuel, inhérent à certaines situations sociales, et qui favorise à la fois le mesquin et l'excessif, si elles ne demandaient pas à leurs écrivains, à leurs artistes, à leurs poëtes, de puiser à des sources plus élevées et plus pures, l'art aurait à gémir du règne de l'une, des progrès de l'autre; et ce ne seraient ni M. About ni M. Flaubert qui pourraient le consoler.

ARMAND DE PONTMARTIN.

CÉCILE'

I

Dans un appartement de l'hôtel du comte de Tewkesbury, communément appelé l'Etude, sans doute par antiphrase, puisque de mémoire d'homme nul n'y a jamais étudié, un élégant déjeuner garnit encore une table de deux couverts.

La matinée sombre et froide (nous sommes au mois d'octobre) est plus qu'à demi écoulée; l'un des deux convives a depuis longtemps quitté sa place, l'autre occupe encore la sienne, et, nous regrettons de le dire, ce rétardataire est lord Saint-Edmunds en personne, l'espoir et l'unique héritier de la famille. Toutefois il se hâte d'expédier son léger repas, consciencieusement secondé par un beau chien de TerreNeuve; après quoi, allumant un cigare et prenant son journal, il s'établit au coin du feu dans cette attitude gracieuse et digne particulière à la génération nouvelle, et qui consiste à s'appuyer le dos contrele bras d'un fauteuil et à étendre les jambes sur l'autre.

Le cigare touchait à sa fin, quand un laquais, convenablement poudré, vint annoncer le retour de M. Longman.

- Très-bien; faites entrer, dit le jeune vicomte.

En conséquence, M. Longman, l'intendant de lord Tewkesbury, fut introduit aussitôt.

Le roman de Madame de Bonneval que nous avons publié récemment offrait la particularité assez rare d'avoir été écrit en français par une Anglaise. Celui-ci, dont nous donnons aujourd'hui la traduction, en offre une autre non moins singulière, celle d'avoir d'avoir été écrit d'abord en anglais par un Français. Sans manquer au respect dû à l'anonyme que l'auteur a voulu garder, nous pouvons ajouter ici que la position qu'il occupait à Londres et ses relations avec le monde aristocratique lui ont permis de tracer, d'après nature, des portraits réels. Il nous a paru que les lecteurs du Correspondant liraient avec plaisir ce livre écrit par un compatriote aux bords de la Tamise, et dont le but est de soulever un coin du voile qui dérobe à leurs yeux une partie des préjugés et des passions de cette (Note de la Rédaction.)

société.

* On sait qu'en Angleterre les fils aînés des pairs qui ont rang de comte et audessus partent toujours un titre différent de celui de leur père, comme cela se pratique d'ailleurs pour quelques familles ducales en France.

(Ibid.)

Venez, Longman, et fermez la porte, dit le vicomte d'un ton parfaitement en harmonie avec la nonchalance de son attitude. Avez-vous vu mon père ce matin?

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Oui, milord.

Et vous lui avez communiqué l'affaire?

Oui, milord.

A combien s'élevait le total de cette petite somme?

A mille sept cent quarante-six livres et quinze schillings, milord, répondit l'intendant après avoir consulté ses notes.

-Savez-vous ce que Sa Seigneurie a trouvé à mon crédit chez Ransom, quand il a pris la peine de s'y transporter lui-même?

Sept ou huit livres sterling environ, milord, répondit M. Longman, cherchant vainement à réprimer le sourire qui troubla un instant la gravité respectueuse de son visage solennel.

Eh bien, c'est toujours quelque chose. En déduisant cet avoir de mon doit, à combien celui-ci se trouve-t-il réduit?

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A quelque chose au-dessous de mille sept cent quarante livres, milord.

-Fort bien. Qu'a dit mon père quand vous lui avez soumis la situation?

J'avoue que Sa Seigneurie a paru contrariée.

- Mais il vous a dit de régler ce compte?

-Nullement, milord. Il a dit que cela lui était tout à fait impossible.

- Sérieusement?

-Très-sérieusement, milord.

En ce cas il me faudra passer l'hiver à Paris. Quand croyezvous que mon père revienne? continua tranquillement le jeune homme.

Sa Seigneurie m'a ordonné d'être ici vers deux heures, milord, et la pendule va sonner.

- Diable! s'il en est ainsi, ouvrez vite la fenêtre; cette vieille cheminée fume si outrageusement, qu'on pourrait soupçonner quelqu'un d'avoir pris un cigare.

Il était temps de recourir à cette mesure sanitaire, car quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'un coup de marteau retentissant annonça le retour du comte, lequel entra au même instant dans l'Etude.

Disons ici, pour ceux de nos lecteurs qui n'ont pas le plaisir de le connaître personnellement, que le comte de Tewkesbury est un homme un peu au-dessous de la cinquantaine; il a la taille élevée et droite, le visage imposant et où se peint la franchise irascible d'un caractère bon, mais vif. Le vicomte, naturellement plus mince, passe à ses pro

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