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eux et sur eux, parce que, possesseurs d'une terre nouvelle, mais héritiers d'un esprit ancien, ils ont transporté les mœurs de leur illustre métropole aux rivages de leur jeune civilisation. C'est le christianisme qui est le père de ces deux peuples et le gardien de leurs chartes. Aussi le comte de Maistre, parlant de l'avenir du monde, ne souhaitait pas à l'Angleterre de devenir chrétienne, mais seulement catholique, entendant par là, dans son langage à la fois orthodoxe et pénétrant, que ce qui manque à l'Angleterre, ce n'est pas la foi qui inspire, mais l'autorité qui conduit. Il n'en est pas, en effet, d'un peuple voué traditionnellement à l'hérésie comme d'un hérétique qui l'est devenu par un égarement de cœur personnel. Celui-ci s'est révolté, le peuple a reçu son erreur; il ignore la vérité plus qu'il ne la contredit, et, encore que tous ne soient pas innocents de leur ignorance, parce qu'ils pourraient la vaincre, beaucoup n'ont ni le temps ni la lumière qui rendraient leur état criminel devant Dieu. Ils appartiennent, selon l'admirable expression de la doctrine catholique, à l'âme de l'Église, enfants inconnus de leur mère, quoique portés dans ses entrailles, et qui vivent encore de sa substance comme ils sont issus de sa fécondité.

Cette remarque faite, messieurs, et elle est de la plus haute importance pour apprécier l'action du christianisme sur les destinées humaines, je confesse que la plupart des peuples catholiques sont aujourd'hui dans une crise violente qui ne permet ni à la liberté de s'établir ni au pouvoir de compter sur le lendemain. Cela est vrai, il serait puéril de le nier, comme il est puéril de n'en pas voir la cause et d'en accuser le christianisme. A la différence de l'Angleterre, qui a conservé son droit public, les peuples du continent européen ont perdu le leur et ne l'ont pas encore recouvré ou remplacé. Ils l'ont perdu peu à peu, sous l'influence progressive d'une souveraineté gênée par le droit chrétien, et qui, usant avec une habileté persévérante des fautes et des maux de chaque siècle, a su, à la longue, dépouiller l'Église, la noblesse et les communes de leurs garanties acquises et les réduire à une impuissance politique absolue, pour ne laisser debout et d'actif que le sommet de la société. Si cette œuvre une fois close, les peuples modernes l'eussent acceptée, c'eût été l'Orient devenu le maître du monde, le Bas-Empire passé à l'état universel, toute vie publique éteinte, et l'Eglise elle-même menacée tôt ou tard de ce legs terrible que Constantinople a fait à Saint-Pétersbourg. Cela ne pouvait pas être. La race de Japhet, de Charlemagne et de saint Louis, c'est-à-dire la France, secoua en un seul jour l'œuvre de vingt générations, et l'on vit par terre, après tout le reste, ce qui avait espéré et tenté d'être seul quelque chose. Mais, par un malheur qui dure encore, la ruine du droit public avait entraîné dans la

foi des peuples une ruine parallèle; le christianisme avait souffert en Europe une effrayante diminution de son règne, et, lorsque éclata l'effort de la France pour ressaisir son ancienne vie sous un aspect nouveau, l'irréligion conduisit ou plutôt égara ses coups. Tandis que la révolution d'Angleterre s'était accomplie sous l'empire du christianisme, la nôtre s'inspira du doute et de la négation; elle détruisit le sanctuaire sous prétexte de relever la France, ne se souvenant pas que les Romains avaient placé dans la même enceinte la tribune d'où parlaient leurs orateurs et les temples d'où parlaient leurs dieux. Cette méprise a, depuis soixante ans, bouleversé le monde et condamné à l'impuissance les plus généreux desseins. Toute cause dont la religion est absente, et à plus forte raison toute cause qui répudie la religion, est une cause où manque le premier fondement de l'humanité. Si la France eût accepté le concours de sa foi séculaire, concours qui vint au-devant d'elle avec un désintéressement dont la postérité n'oubliera pas le mérite, elle eût sans doute beaucoup souffert encore, parce que le rétablissement d'un droit public perdu est l'œuvre la plus laborieuse d'un peuple et d'un âge, mais du moins elle eût gardé dans ses tourments l'élément de la tradition et de la stabilité, la présence efficace de Dieu, et l'Europe, au lieu d'être à peine au seuil de son avenir, porterait déjà le noble fardeau d'un édifice sérieusement commencé.

Mais, si malheureuse que soit une telle situation, si féconde en épreuves qu'elle puisse être encore, le christianisme n'en porte point la responsabilité, ou, plutôt, il y puise une nouvelle démonstration de sa généreuse influence sur la vie publique des sociétés humaines. D'une part, les peuples qu'il avait élevés n'ont pu s'accoutumer à la destinée de l'Orient; après un court sommeil, ils ont réclamé leur droit public, incapables de vivre hors d'une cité régulière et de ployer mollement sous un repos acheté au prix de toutes les libertés qu'ils tenaient de leurs aïeux. Il en ont appelé de Louis XIV à saint Louis, de Charles-Quint à Charlemagne, comme l'Angleterre en avait appelé de Henri VIII et d'Elisabeth à son antique parlement. D'une autre part, le christianisme ayant été repoussé par une révolution mal conduite, ce mouvement, si juste dans ses causes, n'a pu s'asseoir après plus de soixante ans d'efforts, attestant ainsi par ses chutes qu'il avait trop présumé de lui, et que les peuples chrétiens, quoi qu'ils veulent tenter, ne l'accompliront jamais sans le secours de la foi qui les a faits ce qu'ils sont.

Voici maintenant l'avenir, et le voici, messieurs, sous une infaillible alternative. Jamais encore une nation n'a recouvré ou remplacé son droit public perdu, si ce n'est une nation chrétienne. Les peuples païens avaient pu mettre au monde d'illustres cités; mais, une fois le premier souffle de leur vie publique évanoui, ils n'ont pu en ressusciter

l'inspiration. Ni Athènes, ni Sparte, ni Rome, n'ont ravivé leurs institutions détruites et leur patriotisme éteint; elles ont peut-être encore produit de grands hommes, elles n'ont plus produit de citoyens. La liberté ne renaît pas de ses cendres par sa propre vertu, et, quand l'Angleterre, après le règne que je citais tout à l'heure, eut reconquis son droit national, ce fut un miracle qui n'avait pas d'exemple et qui, à lui seul, est une preuve saisissante de la divinité du christianisme. De même que naître est une chose naturelle, et que ressusciter est une chose miraculeuse, de même aussi, naître à la vie publique est, dans un peuple, l'effet des lois générales qui gouvernent la société; mais ressaisir la vie publique après l'avoir perdue, c'est l'effet d'une régénération qui vient de plus haut. L'Angleterre l'a pu parce qu'elle était chrétienne, et que, tout en gardant l'hérésie que lui avait infligée le pouvoir absolu, elle a rejeté avec horreur le scepticisme et l'incrédulité. C'est là ce qui a fait sa force contre les traditions politiques de Henri VIII et d'Élisabeth, et c'est ce qui la fait encore contre les agitations trop souvent impuissantes où le continent se débat sous ses yeux.

Il arrivera donc l'une de ces deux choses: ou l'Europe rentrera d'ellemême sous la lumière de l'Evangile, et par l'Evangile qui lui avait donné ses institutions elle en recouvrera le glorieux patrimoine; ou, persévérant dans l'orgueil d'une raison trompée, elle continuera de repousser Jésus-Christ, et, victime d'une corruption qui ne cessera de s'accroître, elle s'en ira, de chimère en chimère et de chute en chute, an repos des générations qui n'ont plus d'autre liberté que celle du déshonneur. Alors aussi le christianisme deviendra le dernier asile des grandes âmes. Dégoûtées du spectacle de la servitude, elles se retireront plus à fond dans la vraie cité du chrétien qui est l'éternité, et de là elles répandront sur le monde cette gloire des saints qui fleurit sur toutes les ruines, pour être aux temps les plus malheureux un témoignage et une espérance.

Messieurs, j'ai achevé ce que j'avais à vous dire de général sur la vie et ses différentes formes. Après vous avoir conduits de degrés en degrés jusqu'à la vie surnaturelle, la plus haute de toutes, je devrais vous entretenir des vertus qui en jaillissent comme son fruit et son expression. Mais déjà bien auparavant, dans une autre assemblée que celle-ci, j'ai traité de toutes les vertus surnaturelles, telles que la foi, l'humilité, la chasteté, la charité, la religion et la sainteté, ne négligeant pas non plus de faire ressortir l'influence de ces vertus sur la société humaine quant au droit, à la propriété, à l'autorité, à la famille et à l'économie politique. C'est donc une œuvre accomplie, et il ne me resterait ici qu'à vous parler des moyens établis de Dieu pour nous communiquer la vie surnaturelle, je veux dire les sacrements, que je n'ai envisagés qu'une fois, à propos du commerce de l'homme avec Dieu et sous leur

aspect le plus général. Me sera-t-il permis, messieurs, de vous en exposer la doctrine et de terminer ainsi, après plus de vingt ans, l'apologie totale de la foi chrétienne? Je l'ignore. Mais, que je doive vous retrouver ici ou ne vous y revoir jamais, que Dieu ferme ma bouche ou daigne l'ouvrir une dernière fois, je ne vous quitterai pas sans m'estimer heureux d'avoir fait une part dans mon ministère à cette ville qui fut le berceau de mon ordre, où saint Dominique eut la première vue et les premiers amis de sa pensée, et où j'ai rencontré, dans un digne archevêque, le successeur de cet illustre Foulques, bienfaiteur de mes pères et bouclier de la foi.

H.-D. LACORDAIRE.

DE

L'AGRICULTURE EN FRANCE

Jamais on n'a parlé davantage des progrès de l'agriculture française; la dernière et magnifique Exposition universelle a causé un redoublement d'admiration pour les races surprenantes d'animaux perfectionnés, pour les machines agricoles, les nouvelles méthodes agricoles, les grands travaux agricoles qui doivent sous peu doubler la production; jamais on n'a fait plus de compliments, donné plus de médailles, de prix, de croix, porté plus de toasts à l'agriculture, et jamais l'insuffisance des récoltes et des produits n'a été plus manifeste et plus prolongée; c'est à n'y rien comprendre, au moins pour le bon public assez disposé à prendre le bruit pour la chose.

Nous avons des merveilles de toute espèce, des industries de luxe à se pâmer d'admiration, des théâtres plus beaux que des cathédrales, des kilomètres de tableaux et de statues dans des galeries aux voûtes immenses, couvertes de fresques et d'or, des fêtes publiques qui éclipsent les fêtes données jadis par ses maîtres au peuple-roi, des villes de palais et des palais comme Babylone et Rome n'en eurent jamais, nous avons de la gloire à donner de l'envie à toutes les nations du monde; il ne nous manque que peu de chose, de quoi manger suffisamment. Si c'était le grain de sable dont parle Pascal et qui arrête les plus vastes projets? si nous allions ressembler à l'astrologue qui, ne pensant qu'à porter ses regards dans les cieux, ne s'aperçoit pas qu'il va tomber dans un puits?

Cette question importune de l'alimentation publique commence à préoccuper sérieusement les hommes de bon sens et même un peu tout le monde, elle inquiète beaucoup les vrais patriotes et même un peu les gens de bourse et les financiers cosmopolites; aussi Dieu sait combien on écrit à ce sujet de brochures sentimentales, de feuilletons humanitaires; c'est merveille de quelle quantité de conseils, de découvertes, d'espérances on reconforte l'humanité souffrante.

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