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MÉLANGES

EXPOSITION DES OUVRAGES DE PAUL DELAROCHE.

Au moment où j'écris, s'achève l'exposition des œuvres de Paul Delaroche dans le palais de l'école des Beaux-Arts'. Une pareille entreprise, il y a quelques années encore, aurait offert des obstacles insurmontables: aujourd'hui il a suffi, pour les vaincre, du dévouement de quelques amis. Ç'a été comme un supplément à l'Exposition universelle de 1855: la lacune que faisait l'absence des ouvrages de Paul Delaroche se trouve comb ée, avec cet inconvénient toutefois que la mémoire la plus fidèle ne peut suppléer à la comparaison immédiate qui se serait faite entre les ouvrages du maître et ceux de ses rivaux; sans parler surtout de ce qu'a de douloureux le principal motif de la réunion dont nous venons d'être témoins.

Le succès dépasse toutes les prévisions. Un triomphe si complet excite, dans beaucoup d'esprits, des impressions opposées: on s'étonne et on s'afflige de voir un peintre auquel ont manqué quelques-unes des prérogatives les plus élevées de l'art, satisfaire sans restriction non-seulement les instincts de la foule, mais encore le besoin d'idéal qu'on s'attendrait à trouver plus difficile dans beaucoup de personnes d'une intelligence cultivée et d'une organisation délicate. En même temps, on ne peut se soustraire à l'impression de respect et à l'extrême intérêt qu'inspire le spectacle des efforts d'un talent remarquable et d'un noble caractère pendant trente-cinq années d'un travail persévérant.

On a fait tout ce qu'on a pu pour que l'exposition fût complète : pourtant il manque plusieurs ouvrages capitaux du maître: les Enfants d'Edouard ont été prêtés pour l'exposition d'Édimbourg; la mort de lord Ellesmere a fait mettre sous les scellés Charles I insulté par les soldats de Cromwell; la Vierge à la vigne a été détruite dans un incendie, et il n'en reste que l'estampe de Jesi; et l'on n'a de la Sainte Amélie qu'un beau dessin, qui appartient à M. Goupil. Enfin la ville de Nimes a refusé d'envoyer le Cromwell. Personne n'a compris le sens de ce refus; personne n'a compris qu'à côté des particuliers qui ont noblement payé les travaux de l'aul Delaroche, et n'en ont pas moins consenti à se séparer momentanément d'objets d'un grand prix et à leur laisser courir les chances d'un déplacement, une ville qui tient de la seule libéralité de l'État un tableau dans lequel il n'y a rien

'On vient de la proroger jusqu'au 5 juin.

qui se rattache à son histoire et à ses souvenirs ait tenu avec persévérance contre les invitations officielles. Le musée de Koenigsberg a prêté la Scène de la Saint-Barthélemy, et une ville française n'a pas voulu contribuer à ce qu'on faisait pour la gloire d'un artiste national! Nous n'entendons pas souvent parler d'actes d'indépendance municipale: lorsqu'une semblable conduite est si peu à l'ordre du jour, tout le monde regrette qu'on n'ait pas choisi une meilleure occasion pour en donner l'exemple.

Quoi qu'il en soit, Delaroche, sans le Cromwell, le Charles I et les Enfants d'Edouard, reste nécessairement incomplet. Il ne suffit pas du Strafford et de la Jane Grey pour donner une idée vraie de ce qu'on pourrait appeler la phase anglaise de l'existence du maître. Jane Grey agit peu sur les vrais amateurs; le Strafford, au contraire, offre des qualités d'ensemble, un ton austère, un aspect grave, qui conviennent à l'histoire. Si l'on avait de plus les trois ouvrages dont nous déplorons l'absence, on comprendrait mieux l'habileté surprenante avec laquelle l'artiste, substituant des sujets conformes aux idées de notre époque à ceux qu'il n'aurait pu traiter en homme supérieur, s'est élevé positivement au-dessus de l'anecdote et du genre, tout en évitant une lutte avec les grandes difficultés de l'art, dans laquelle il aurait probablement succombé.

En revanche, nous avons rencontré à l'exposition des ouvrages que nous ne connaissions pas, et qui achèvent de nous initier aux efforts d'une volonté puissante contre une éducation inachevée et une organisation quelquefois rebelle. On se souviendra peut-être de ce que nous avons dit, dans ce Recueil, de l'ardeur avec laquelle Delaroche avait embrassé l'exécution des peintures de la Madeleine. Au moment de son départ pour l'Italie, je le trouvais déjà emporté au-dessus de lui-même, et il a laissé la trace de cet élan dans plusieurs têtes d'étude peintes d'après des religieux du couvent des Camaldules, auprès de Florence. Ces têtes, qui ont passé au musée de Nantes avec la collection du duc de Feltre, offrent une vie, une vérité, une noblesse, une perfection dans le modelé des chairs, dans l'exécution des cheveux et des poils, dans le maniement du pinceau, auxquelles Delaroche n'a plus atteint dans le reste de sa carrière. Si, à côté de ces moines jeunes et vieux, on avait, du même faire et avec le même cachet, des têtes de femmes et d'enfants, si le maître avait donné les mêmes preuves de supériorité dans l'imi- ' tation des modèles qui demandent de la délicatesse et de l'amour, il n'aurait point connu de rivaux à notre époque, et il aurait égalé les plus grands peintres.

L'exposition, très-judicieusement partagée entre trois salons, représente avec une clarté saisissante les trois manières de l'artiste. Au début, à côté de la Josabeth, ouvrage d'un écolier riche en promesses, se déroulent de premiers tâtonnements, où l'artiste, travaillant pour ainsi dire au jour le jour, hésite entre la fermeté et le tapage, entre l'expression vraie et une certaine tendance romanesque qui touche au mélodrame.

Le Strafford le fait définitivement entrer dans la voie conforme à sa nature: il sent, pour la première fois, qu'il a touché le but; mais la carrière

↑ V. t. III de la nouvelle Série, p. 335.

est encore trop circonscrite pour son ambition, et, de même qu'il est arrivé à son beau-père, Horace Vernet, la vue des grands maîtres le trouble: il rêve de retrouver leurs procédés d'exécution, comme si le secret du génie se trouvait dans des procédés. Il voudrait atteindre à la pureté des formes, à la délicatesse des chairs, à la beauté limpide des expressions; et l'amour comme la religion lui manquent à la fois. C'est à coup sûr le moment de sa plus grande souffrance intérieure, et l'on prévoit qu'après avoir commencé un combat impossible, il abandonnera bientôt une arène interdite à ses efforts. La Sainte Cécile, dans cette période de son talent, répond à ce qu'est le MichelAnge et Raphaël d'Horace Vernet. Les deux maîtres ont été désarçonnés par Bucéphale.

Alors le peintre vaincu se replie sur lui-même : il se souvient qu'il a atteint à une perfection relative dans la toile du Duc de Guise, où se résument, sous la forme la plus attrayante, ses plus précieuses qualités : intelligence du sujet, noblesse vraiment historique des figures, surtout dans le prince assassiné, exécution souple et fine, couleur agréable, harmonie séduisante, et, à mesure que des pensées plus graves et plus religieuses s'emparent de son esprit, il se préoccupe de la possibilité d'approprier les qualités où il excelle à des sujets d'une portée supérieure.

A ce moment de sa carrière, une douloureuse impression s'empare de nous: nous voudrions prolonger pour l'artiste les années de son expérience On admire justement le Duc de Guise; mais, à notre sens, les Derniers adieux › des Girondins sont supérieurs au premier tableau. A párt une certaine indécision dans l'action (pourquoi toutes ces mains levées en même temps?) la toile des Girondins nous semble irréprochable. L'artiste y a mis à la fois toute son intelligence, tout son talent, et je dirais tout son cœur, si le sujet (peu sympathique à qui sait L'histoire) était de nature à causer une véritable émotion. Quelle habileté dans la disposition générale et dans le rapprochement des groupes, quelle heureuse distribution de lumière, quelle vérité et quelle passion dans les têtes! l'histoire, à moins de se guinder elle-même hors de toute mesure et de toute vérité, n'a pas le droit d'élever très-haut les héros de la Gironde, tout couverts du sang de leur roi; mais si, dans ces disciples de Rousseau, il n'y a rien d'achevé, ni pour la sympathie de l'âme, ni pour la satisfaction de l'œil, ce sont des hommes, et ces hommes sont les acteurs d'une révolution sans égale dans l'histoire du monde. La scélératesse de leurs ennemis les absout, le martyre les purifie, et l'art qui sait les rendre sans exagération dans la solennité de leur sacrifice a droit à toute notre admiration.

Il existe une analogie singulière et inattendue entre les Girondins et les derniers tableaux religieux de Paul Delaroche: c'est un peu (et je voudrais le dire dans le sens le plus favorable du mot) ce qu'au dernier siècle on appelait de la tragédie bourgeoise. Mais le côté humain, la vérité simple et pénétrante des sentiments de la Passion, n'ont-ils pas laissé leur trace dans les œuvres les plus hautement inspirées de l'art chrétien? Sans parler ni des peintres antérieurs à la Renaissance, ni des premiers peintres flamands, ni de Murillo, le Spasimo de Raphaël lui-même n'est si profondément pathétique que parce qu'il a fait la part la plus large aux douleurs de la Vierge et des saintes

femmes. Quand on a étudié la suite des erreurs religieuses de l'humanité, je ne connais rien de plus surprenant qu'une Passion prêchée le Vendredi saint dans une église catholique L'orateur n'a pas besoin d'un grand talent, et la plupart du temps il s'en dispense: mais il raconte tout simplement l'histoire du juste trahi, insulté, martyrisé, supplicié, et alors il n'est âme si rebelle ou si indifférente qui ne soit subjuguée par l'émotion: tous les cœurs vibrent à l'unisson; et quand, au moment de l'expiation suprême, le prêtre approche le crucifix des lèvres du pécheur, il revient à l'âme effrayée d'elle même et tremblante devant l'imminence du jugement de Dieu, un salutaire souvenir des impressions du Vendredi-Saint. L'homme se sauve, parce qu'en pleurant sur la mort d'un homme il s'est uni à la mort d`un Dieu. Ne nous exposons pas à méconnaître les vrais caractères de l'Evangile en nous montrant trop rigoureux pour la familiarité des dernières compositions de Paul Delaroche; en exprimant l'humanité, il a touché le divin. Si quelques observateurs plus sévères que nous sentaient s'élever encore de trop fortes objections dans leur âme, qu'ils reviennent un moment sur euxmêmes est-ce qu'en s'interrogeant ils ne sentent pas déjà que l'impression de ces petits tableaux est ineffaçable? qu'importe d'où vient la flèche et par où elle a passé, si l'imagination est saisie et si le cœur est pénétré ? J'en dirai autant de la Jeune Martyre. On a beau lui trouver quelque chose de moderne; pourquoi s'arrêter à cette enveloppe effectivement un peu mondaine? Le tableau, d'un effet sourd, a besoin, pour être goûté, d'une pleine lumière comme celle dont nous jouissions ces jours derniers : alors l'effet est assuré, la poésie domine, on sent passer sur soi comme un souffle adouci des catacombes, et l'artiste est vainqueur.

Mais où son mérite éclate en traits irrésistibles, c'est dans la collection des portraits. Delaroche a-t-il pleinement réussi en peignant une femme? L'exposition, qui renferme quelques têtes d'études pleines de charmes (entre autres une tête avec l'inscription: A ma cousine), ne répond pas d'une manière satisfaisante à la question que je viens de poser; mais, quant aux hommes et surtout aux hommes connus. à ceux dont on n'ignore ni l'histoire ni les ouvrages, je ne crois pas qu'aucun maître ancien ou récent ait plus constamment réussi à rendre le caractère, l'intelligence, les habitudes et les passions de ses modèles.

Un homme qui sait porter dignement un des noms les plus historiques de France, un orateur et un écrivain, M. le duc de Noailles;

Un rejeton du sang des Stuarts, brave comme ses pères, mais sans éclat d'intelligence, M. le marquis, depuis duc de Fitzjames;

Un banquier-gentilhomme, unissant la distinction des manières à l'honneur commercial, - M. le baron Mallet;

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Un noble étranger, courbé en chrétien sous les sévères arrêts de la Providence, mais relevant avec fierté sa tête mélancolique au souvenir des grandeurs catholiques de la Pologne, le prince Adam Czartoryzki;

Un Parisien qui ressemble aux Genevois de la ville haute, portant avec une dignité exacte un nom que les sciences naturelles ne prononcent pas sans reconnaissance. M. François Delessert;

Un collecteur, dont le souvenir est tout entier dans les objets d'art qu'il

avait rassemblés avec une passion intelligente, le comte de PourtalèsGorgier;

Un militaire dont le nom est devenu le symbole populaire de la fidélité, - le général Bertrand;

Le puissant industriel qui montrait naguère au grand-duc Constantin les dix mille ouvriers du Creusot, M. Schneider;

Le roi du crédit mobilier et de tous les crédits,

M. Émile Pereire;

Un penseur éminent et un homme du monde, sceptique d'esprit et croyant M. Charles de Rémusat;

de cœur,

Un grand écrivain et un homme d'état illustre, dédaigneux du présent et sûr de l'avenir, M. Guizot;

Son rival longtemps heureux et toujours populaire, M. Thiers;

Et, pour passer des habits de ville aux costumes officiels :

Un professeur de la Faculté de médecine, confident habile et désiré des misères humaines, M. Chomel;

Un grand maître de l'Université, ami des lettres et cher à ses amis, M. de Salvandy;

Un président du tribunal de commerce, couronnant une vie de probité par les honneurs de la magistrature populaire, —- M. Aubé ;

Le chancelier du roi Charles X, le marquis de Pastoret, magistrat qui a traversé l'histoire avec le degré d'importance que donnent les grandes occasions à défaut d'une vraie di tinction personnelle;

Enfin, un pape, religieux tiré de la solitude pour présider aux destinées de l'Église dans un temps de troubles et d'angoisses, pontife digne d'être comparé à Benoît XIV pour le succès et à Pie VII pour la bonté, -- Grégoire XVI: Quelle étonnante galerie, quelle diversité, quels contrastes! L'artiste n'en a rien laissé échapper.

En résumé, les ordonnateurs de cette exposition ont lieu d'être satisfaits; le public de toutes les classes s'y est porté en foule. Malgré l'élévation des frais, je ne doute pas que le but charitable de l'entreprise n'ait été atteint, et que, tout en servant la gloire de Paul Delaroche, on n'ait rempli le désir de son cœur, par un accroissement notable des ressources de l'association fondée pour secourir les artistes malheureux.

CH. LENORMANT.

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