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de servir l'Etat lui ouvre une perspective de sacrifices et de labeurs. Il lui faudra parler, écrire, commander par son talent, et soutenir ce talent, quelque noble qu'il soit en lui-même, par cette autre puissance qui ne souffre jamais impunément d'éclipse, la vertu. Dès ses jeunes années, le fils du patricien, c'est-à-dire de l'homme public, envisage avec passion l'avenir qui l'attend en face de ses concitoyens. Il ne dédaigne pas les lettres, car les lettres, il le sait, c'est la suprématie de l'esprit; c'est, avec l'éloquence et le goût, l'histoire du monde, la science des tyrannies et des libertés, la lumière reçue des temps, l'ombre de tous les grands hommes descendant de leur gloire dans l'âme qui veut leur ressembler, et lui apportant, avec la majesté de leur souvenir, le courage de faire comme eux. Les lettres sont le palladium des peuples véritables; et, quand Athènes naquit, elle eut Pallas pour divinité. Il n'y a que les peuples en voie de finir qui n'en connaissent plus le prix, parce que, plaçant la matière au-dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire et ne sentent plus ce qui émeut. Mais, chez les peuples vivants, la culture des lettres est, après la religion, le premier trésor public, l'arome de la jeunesse et l'épée de l'âge viril. Le jeune patricien s'y plaît et s'y donne; il s'y plaît comme Démosthène, il s'y donne comme Cicéron; et toutes ces images du beau, en le préparant aux devoirs de la cité, lui font déjà une arme présente contre les erreurs trop précoces de ses sens. Des lettres il passe au droit. Le droit est la seconde initiation à la vie publique. Si chez les peuples serfs il ne conduit qu'à la défense des intérêts vulgaires, chez les peuples libres il est la porte des institutions qui fondent ou qui sauvegardent. Ainsi se forme, en de hautes méditations et de magnanimes habitudes, l'élite nationale d'un pays. Si la richesse y produit encore des voluptueux, elle y produit aussi des citoyens. Si elle énerve des âmes, elle en fortifie d'autres. Mais là où la patrie est un temple vide, qui n'attend rien de nous que le silence et le passage, il se crée tout autour, dans une oisiveté formidable, une énergique débauche. La force des âmes, s'il leur en reste, se dépense à se flétrir. Des têtes vides portent le poids des grands héritages, et des cœurs usés se traînent après des dignités qui leur ressemblent. Un échange se fait entre la corruption des sujets et la corruption de leurs maîtres. Ceux-ci, n'ayant rien à faire non plus, parce que tout leur est permis, donnent le branle à la dévastation des mœurs; et tout s'en va, d'un pas unanime, an lieu où la Providence attend les peuples indignes de vivre.

Ajoutons, pour finir, un dernier trait.

Dans les pays de vie publique, le citoyen est inviolable; c'est-à-dire que ses biens, son honneur, sa liberté et sa personne, sont à l'abri de loute atteinte arbitraire, et que, protégé à la fois par une législation

souveraine et une invincible opinion, la loi seule dispose de lui; non pas une loi morte, mais la loi vivante dans une magistrature qui ellemême est indépendante de tout, excepté de ses devoirs. Cette sécurité profonde, que le crime seul peut troubler, élève les caractères. Chacun se sent chez soi serviteur du juste par une obéissance honorable, mais tout-puissant contre les erreurs du pouvoir, quel qu'il soit. Un noble respect de la chose publique, un dévouement sincère pour une autorité qui ne peut pas le mal, naissent de cette confiance en soimême. La patrie tout entière respire à l'aise sur le sol que Dieu lui a donné; les injustices ou tels maux qui la traversent encore ne sont plus que des accidents attachés aux choses humaines, semblables à ces nuages qui passent sur le ciel dans les climats les plus fortunés. Combien il en est autrement dans les pays de vie privée! La loi elle-même s'y abaisse devant le caprice d'une volonté qui ne peut pas être prévue; la magistrature, mobile et dépendante, y obéit à d'autres ordres que ceux de la justice; et chacun, averti que son sort est entre les mains d'un seul homme, se retire dans une crainte qui domine ses actes, ses paroles, et jusqu'à sa pensée. Le plus bas des sentiments, la peur, devient l'âme de ce peuple. L'hypocrisie se glisse derrière la peur, pour la diminuer ; l'adulation, pour la dissimuler. Entre ces trois vices qui s'invitent et se justifient l'un par l'autre, les cœurs s'avilissent, les caractères tombent; il ne reste debout que la servitude, et de certain que le mépris.

Voilà, messieurs, en peu de mots, où la vie privée, quand elle est toute seule, conduit les nations. L'homme est un être complexe : il a reçu de Dieu un corps qui lui donne la vie naturelle, une intelligence qui lui commande la vie intellectuelle, une âme qui l'élève à la vie religieuse, une famille qui lui permet la vie domestique; mais il a reçu aussi de la même main une patrie, le droit et la nécessité de vivre en commun avec ses semblables; et il ne peut abdiquer cette vie, pas plus qu'aucune autre, sans déchoir de lui-même et se vouer à une infaillible dégradation, qui est l'instrument et le précurseur de la mort. Quand donc on accuse le christianisme d'avoir étouffé la vie publique sous la vie privée, on lui porte incontestablement un coup profond, puisque c'est l'accuser d'être dans le genre humain le propagateur de la cupidité, de la corruption des mœurs et de l'avilissement des caractères.

J'affirme d'avance qu'il n'en peut être ainsi; je suis certain, avant tout regard jeté au dehors, qu'un principe de vie fondé sur l'Evangile ne peut amener de tels résultats, et que la vie des chrétiens, honorable et utile dans l'ordre privé, l'a été aussi dans l'ordre public.

Recourons à l'histoire; c'est elle qui doit nous juger. Depuis JésusChrist, l'histoire n'a que deux pages: l'Orient et l'Occident. La page

de l'Orient est courte. Jamais l'Orient n'a pu arriver à la vie publique. Mélange impur des traditions asiatiques et de la décadence grecque, il a langui mille ans, de Constantin à Mahomet II, entre des sophistes, des eunuques et des baladins; et après, avoir enfanté un schisme inepte, lui qui avait vu naître la vérité, il est tombé de tout le poids de sa bassesse entre les mains de l'étranger. Le Koran, son vainqueur, le tient à ses pieds; et, incapable lui-même d'en régénérer la poussière, il continue sous une autre forme la lamentable destinée de cette partie du monde, la première en beauté et depuis trop longtemps la première en malheurs. Dieu a voulu nous montrer, par ce solennel exemple, que la vie chrétienne elle-même, là où la vie publique n'existe pas, ne peut éviter tôt ou tard les désolations du schisme et la captivité de sa doctrine.

Laissons là l'Orient. Terre de la servitude et de l'abjection, le christianisme n'a pu y vivre sous sa forme vraie, qui est la forme catholique. Laissons-le jusqu'au jour où la Providence, satisfaite de nous avoir donné dans ses misères de si grandes leçons, lui rendra d'un même coup la gloire des peuples libres et la plénitude de la vérité. C'est l'Occident qui est le centre vivant du christianisme, c'est là qu'il nous faut étudier son influence sur la vie publique des nations.

Comme l'Orient, et plus tôt que lui, l'Occident avait été la proie des Barbares; et si, maîtres de son sol, ils le fussent aussi devenus de sa foi, c'en était fait du christianisme dans l'humanité. Dieu ne le permit pas. Ces fortes générations, qui ne connaissaient que le charme de la guerre et l'ordre des camps, s'émurent d'une civilisation plus douce que la leur; et le flot de l'Evangile, qui couvrait déjà tout l'empire romain, monta jusqu'à leur âme pour la subjuguer. Le Sicambre courba sa tête devant celle du Christ; sa framée s'abaissa devant la croix ; et ceux que ni le Rhin, ni les Alpes, ni les Pyrénées, ni les légions romaines, n'avaient arrêtés, se suspendirent à la voix des évêques leur annonçant un Dieu faible et humilié par amour. Au moment même où le vieux monde grec, s'acheminant à sa ruine morale, torturait l'Évangile dans des hérésies persécutrices et avilissait dans de faux conciles présidés par la puissance impériale la majesté de la hiérarchie apostolique, les Barbares acceptaient avec simplicité la parole de Dieu; e t, non contents de lui ouvrir leurs cœurs, ils élevaient ses évêques à la dignité d'hommes d'Etat, en leur donnant une part aux affaires et aux délibérations de la patrie.

Toutefois ces magnitiques rudiments pouvaient échouer dans la théocratie. En élevant l'épiscopat, et, par une conséquence nécessaire, le souverain pontificat, à la vie publique, les nations modernes avaient à craindre de se placer temporellement sous une tutelle qui leur ôterait la direction des choses propres de la cité. La Providence et leurs

traditions les délivrèrent de ce péril. Accoutumés, soit comme tribus, soit comme soldats, à se choisir des chefs, nos ancêtres conservèrent dans la soumission de leur foi le souvenir de leur liberté patrimoniale, et greffèrent sur le christianisme les institutions qu'ils avaient apportées de leurs forêts. Une monarchie humaine se fonda par eux à côté de la monarchie divine; une aristocratie civile et guerrière à côté de l'aristocratie de l'épiscopat. Tacite, racontant à son siècle les mœurs des Germains, avait dit cette parole célèbre : Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. Ils demandent leurs rois à la naissance, leurs chefs militaires au courage. Cette parole fut comme la loi du monde nouveau. Tandis que l'Orient courbait sous le césarisme un front déshonoré et s'enveloppait fastueusement dans la toge d'une noblesse fictive, l'Occident s'asseyait sur une hérédité tempérée d'élection, et se créait un patriciat par l'épée et par la terre, par l'épée qui fait le dévouement, par la terre qui fait l'indépendance. Les affaires générales, au lieu de se traiter dans un conseil de fonctionnaires révocables ou dans un sénat aussi nul par l'empire que grand par le nom, durent se traiter dans des assemblées qui avaient tout à la fois le prestige et la réalité de la grandeur. Les évêques y parurent à la droite des barons; et la parole humaine, silencieuse depuis César, se retrouva sous une forme qu'elle n'avait pas connue, tout ensemble religieuse et civique. empruntant à l'Evangile son onction, aux camps leur virilité, à la nation sa majesté souveraine. Par là, tout d'un coup l'Occident se trouva placé, à l'origine même de ses destinées, sous l'inspiration de la vie publique. Les vieilles libertés germaniques s'alliant aux jeunes libertés de l'Evangile, on vit la cité des temps nouveaux s'élever sur les débris de l'antiquité; et Rome, déjà morte, Athènes, qui n'était plus, Jérusalem, ensevelie sous sa malédiction, toutes les trois éteintes, mais immortelles, se réveillèrent vivantes dans une république plus vaste et plus sacrée que la leur, qui avait le Christ pour chef, l'Evangile pour charte, la fraternité des hommes et des nations pour ciment, l'Europe pour frontière et l'éternité pour avenir. Ce qui avait manqué au christianisme jusque-là, un peuple, lui était donné. Au lieu de ce cadavre sanglant qu'on appelait l'empire romain, et de cette société ridicule qui s'appelait l'empire grec, le christianisme avait un peuple, barbare, il est vrai, mais jeune de corps et sain d'esprit, capable de racheter de grandes fautes par de grandes vértus, et assuré de se polir par le seul cours du temps et de la vérité.

Tous ces éléments, mêlés ensemble sous des formes nouvelles, la religion et la guerre, la naissance et l'élection, l'indépendance et la fidélité, préparèrent les âmes à quelque chose qui n'avait pas de nom dans l'histoire, et qui est demeuré célèbre et cher après avoir disparu. Les anciens avaient connu le courage, mais un courage mis au service

de la patrie pour la défendre et l'agrandir; et qui, ne se rattachant à aucune autre vertu que lui-même, à aucun autre sentiment plus doux et plus vaste, ne laissait au héros qu'un nom, celui de soldat, à la gloire qu'un titre, le mépris de la mort. Noble métier, sans doute, et digne de respect! Le Barbare aussi était soldat; comme le Grec ou le Romain, il méprisait la mort; et, comme eux, il aimait sa patrie. Cependant, baptisé dans la lumière et la douceur du Christ, il avait eu de son épée une autre révélation, une parole qu'elle n'avait pas dite à Thémistocle, et que les Scipions n'entendirent jamais. L'épée disait à Thémistocle : Sois fort pour ton pays et grand pour toi-même. Elle disait au chrétien: Sois fort pour ton Dieu, clément pour les faibles, esclave de ta parole, et jusque dans la fureur du sang n'oublie pas l'amour promis et songe à tes couleurs. C'était la chevalerie. Le chevalier était l'homme de guerre attendri par l'amour de Dieu et par un autre amour délicat né de l'élévation que la femme avait reçue du christianisme. Dès son enfance, le fils du baron chrétien apprenait à manier les armes, mais il apprenait aussi à aimer Dieu pour le servir; et, quand une glorieuse puberté avait passé de son cœur à ses sens, il avisait dans une affection respectée de lui-même le secours tout-puissant de sa vertu. Entouré de ses proches vivants, en face de ses ancêtres morts, il venait à l'autel; il y prononçait des serments où Dieu, la patrie, le pauvre et l'amour se rencontraient sans s'étonner; et, ce grand jour dans sa mémoire, il partait pour les champs inconnus de l'avenir, incertain de ce qu'il trouverait sur sa route, mais sûr de ne trahir jamais la foi jurée et de mourir en preux, s'il lui fallait mourir. Quelquefois il cachait son nom, ses chiffres, sa gloire, mais il en restait assez pour reconnaître le chevalier; et, dans ces occasions même où la prudence conduisait le courage, il disait avec Tancrède :

Conservez ma devise, elle est chère à mon cœur,
Les mots en sont sacrés : c'est l'amour et l'honneur.

L'honneur! j'allais l'oublier. L'honneur fut dans tout l'Occident l'âme et l'auréole de la vie publique. Ce n'était pas la gloire trop chère à l'orgueil, ce n'était pas la vertu toute seule, avec ses sobres inspirations: c'était plus que la gloire et plus que la vertu un sentiment chaste de soi-même, une crainte infinie de toute honte méritée, la plus haute délicatesse dans la plus sainte pudeur. C'était saint Louis captif et disant à son vainqueur, sous la menace de la mort: Fais-toi chrétien, et je te ferai chevalier. C'était Duguesclin, Bayard, Godefroy de Bouillon, caractères nouveaux qu'ignorait l'antiquité, qui eussent ravi Plutarque, tout accoutumé qu'il fût àux âmes illustres, et dont le resplendissement, conservé d'âge en âge, illuminait encore les temps dé

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