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Mais il y a long-tems que Mr. Despreaux s'eft juftifié de ce reproche * Quoiqu'il en foit, on ne fauroit nier que le Public n'ait confirmé le jugement qu'il a porté fur tous ces Auteurs; ce qui montre en même-tems, & la jufteffe de fa Critique, & fon parfait éloignement de toute forte d'envie & de médifance.

La haine qu'il avoit pour les méchans Vers ne l'empêchoit pas d'eftimer les bonnes qualités des mauvais Poëtes; & lorsqu'il a traité le plus impitoyablement leurs Écrits, il a non feulement épargné leurs perfonnes; mais il a même recherché les occafions de leur rendre des fervices. La vue d'un homme de Lettres dans le befoin lui faifoit tant de peine, qu'il ne pouvoit s'empêcher de préter de l'argent à Liniere, qui fouvent alloit du même pas au Cabaret faire une Chanfon contre fon Créancier **. C'est le même Liniere dont vous avez vû le nom plus d'une fois dans les Ouvrages de Mr. Despreaux parmi les Poëtes médiocres: de forte qu'on pourroit ici appliquer avec beaucoup de raifon à Mr. Despreaux, ce qu'on a dit du feu Comte de Dorfet:

Né fans fiel, doux, affable, indulgent, fecourable,
Sa Mufe fans pitié fut feule inexorable ***

La bonté & l'équité de Mr. Despreaux ont auffi paru dans la manière dont il a récompensé fes domeitiques, & par les libéralités qu'il a faites aux Pau-' vres. Il a donné par fon Teftament cinquante mille

* Voyez ci-deffus, p. 41. 42. ** LE NOUVEAU MERCURE, ubi fupra, page 187. *** Le célèbre Comte de Rochefter a exprimé tout cela dans ce Vers Anglois :

The best good Man with the worst

P

natured Mufe:

Voyez la Dédicace des POESIES de Mr. Prior, au Comte de Dorfet d'à prefent. p. m. VI. & VII.

Livres aux petites Paroiffes de la Cité, voifines de l'Églife de Notre-Dame; dix mille Livres à fon Valet de Chambre ; & cinq mille à une vieille femme qui le fervoit depuis long-tems. Mais il ne s'eft pas contenté de faire des libéralités à fa Mort, & lorfqu'il n'étoit plus en état de jouir lui-même de fes Biens: il a recherché toute fa vie avec empreffement les occafions de rendre de bons offices. Ce penchant lui étoit naturel, & rien n'égaloit le plaifir qu'il prenoit à le fatisfaire. En voici un exemple connu de toute la France.

**

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Mr. Patru,* Avocat au Parlement de Paris étoit un des plus beaux Efprits de fon Siècle. Lorfqu'il fut reçu dans l'Académie Françoise il fit un Rémerciement qui plût fi fort aux Académiciens, qu'ils ordonnerent qu'à l'avenir tous ceux, qui feroient reçus, feroient un Difcours pour remercier la Compagnie: ce qui s'eft toujours pratiqué depuis. Il avoit une fi parfaite connoiffance de la Langue Françoife, que tous les meilleurs Écrivains de fon tems le confultoient comme leur Oracle. Ses Plaidoyers fervent encore de modele pour écrire correctement en François. C'étoit d'ailleurs un homme d'une vertu à l'épreuve de la corruption du monde, & il n'y eut jamais un Ami plus fidele & plus officieux

***

Mais s'étant entièrement livré à la paffion violente qu'il avoit pour les Belles-Lettres, & préferé fes Livres & fon Cabinet aux occupations du Barreau; il tomba enfin dans l'indigence; fort trop ordinaire aux Gens de Lettres. Il lui reftoit encore fes Livres; mais il fe trouva réduit à les vendre.

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* Mort en 1681. ** MORERI, ubi fupr. Article de PATRU (Olivier.) *** MORERI, ibid.

Mr. Despreaux qui connoiffoit le mérite de cet habile homme, & qui l'avoit confulté lui-même plus d'une fois fur fes Ouvrages, apprit, qu'il étoit fur le point de donner fa Bibliotheque pour une fomme affez modique. Il alla auffi-tôt lui en offrir davantage pour en avoir la préférence, & il l'obtint. Mais l'argent

ayant été compté, il mit dans fon marché une nouvelle condition qui étonna Mr. Patru: ce fut qu'il garderoit fes Livres comme auparavant, & que fa Bibliotheque ne feroit qu'en furvivance à Mr. Despreaux †.

Mr. Bourfault rapportant cette particularité y en a joint une autre qui n'eft pas moins glorieufe a notre Auteur. Elle regarde le grand Corneille; & le témoignage de Mr. Bourfault nous doit être d'autant moins fufpect, que Mr. Despreaux ne l'avoit pas fort ménagé dans fes Satires ††. C'eft dans une de fes Lettres contenant des Rémarques & des bons Mots, écrites à l'Evêque de Langres, que Mr. Bourfault nous apprend ces Particularités. Il venoit de faire l'éloge de Mr. de Catinat.,,Après vous avoir par,,lé, dit-il à ce Prélat ttt, d'un grand Maréchal ,,de France, que je ne connois que fur la relation ,,de la voix publique, trouvez bon, Monfeigneur, ,,que je vous parle d'un homme illuftre, d'une au,,tre manière, dont j'ai autrefois été ennemi; & ,,de qui je ne pourrois m'empêcher de bien parler ,quand je le ferois encore. C'eft de Mr. Des

+ LE NOUVEAU MERCURE, ubi fupr.

tt Pour s'en venger Mr. Bourfault fit une Comédie entiere contre Mr. Despreaux, intitulée: LA SATIRE DES SATIRES, où il le critiquoit à fon tour: mais on ne lui voulut pas permettre de la faire jouer, à cause que Mr. Despreaux y étoit nom

mé par fon nom. On trouvera des fragmens de cette Pièce dans les NOUVELLES. Obfervations, ou Guerre Civile des François fur la Langue; Queftion, xxvI. page 107. & fuiv. Edit. de Paris, 1688.

ttt LETTRES nouvelles de feu Monfieur Boursault, Tom. II. pages 149. 150. Edit. de Paris, 1709.

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,,preaux que j'ai déja cité au commencement de cet,,te Lettre * Mr. Patru, de l'Académie Françoise, ,,qui avoit beaucoup de mérite & pau de bien, ,,étant perfécuté par d'inflexibles Créanciers qui vou,,loient faire vendre publiquement fa Bibliotheque, ,,Mr. Despreaux qui en fut averti l'acheta pour em,,pêcher qu'on ne lui fit l'affront de la déplacer; & ,,la laiffa à Mr. Patru pour en jouir le refte de fa ,,vie, comme fi elle eut toûjours été à lui. Si ce ,,plaifir, ajoute Mr. Bourfault, fut grand pour celui ,,qui le reçut, je ne doute point, qu'il ne le fut en,,core davantage pour celui qui le fit. Le même ,,Mr. Despreaux, continue-t-il, ayant appris à Fon,,tainebleau, qu'on venoit de retrancher la Penfion ,,que le Roi donnoit au grand Corneille, courut avec "précipitation chez Madame de Montefpan, & lui ,,dit, que le Roi, tout équitable qu'il étoit, ne pou,,voit fans quelque apparence d'injustice donner une ,,Penfion à un homme comme lui, qui ne commençoit ,,qu'à monter fur le Parnaffe, & fôter à un autre, ,,qui depuis fi long-tems étoit arrivé au fommet. ,,Qu'il la fupplioit pour la gloire de Sa Majefté, de ,,lui faire plûtôt retrancher la fienne, qu'à un hom,,me qui la méritoit incomparablement mieux; & ,,qu'il fe confoleroit plus facilement de n'en avoir ,,point, que de voir un fi grand Poëte que Corneille ,,ceffer de l'avoir. Il lui parla fi avantageufement

* Mr. Bourfault venoit de faire l'hiftoire d'un Abbé, qui s'entretenant un jour avec Mr. Des preaux, fe recria beaucoup contre la Pluralité des Bénéfices, & lui marqua l'éloignement infini qu'il avoit pour une pratique fi contraire, difoit-il, à la doctrine des Apôtres & aux décifions des Conciles: mais qui ne fit pas fcrupule quelque tems après de poftuler & d'obtenir trois bons Bé

néfices. Mr. Despreaux l'étant allé voir la deffus, lui demanda qu'étoit devenu ce tems de candeur & d'innocence où il trouvoit la multiplicité des Bénéfices fi criminelle? Ah! Monfieur Despreaux, lui répondit - il, fi vous Javiez que cela eft bon pour vivre! Je ne doute point, lui repliqua Mr. Despreaux, que cela ne foit fort bon pour vivre: mais pour mourir. Monfieur l'Abbé, pour mourir!

,,du mérite de Corneille, & Madame de Montefpan ,,trouva fa manière d'agir fi honnête, qu'elle lui pro,,mit de la faire rétablir, & lui tint parole. Quoi,,que rien, ajoute Mr. Bourfault, ne foit plus beau ,,que les Poëfies de Mr. Despreaux, je trouve que ,,les actions que je viens de dire à Votre Grandeur ,,font encore plus belles.

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Affurément on ne fauroit donner des marques plus fenfibles d'un bon naturel & d'une forte inclination à faire du bien. Vous en ferez d'autant plus touché, Monfieur, qu'un fi noble penchant ne vous eft nullement étranger, & que vous n'avez pas de plus grande fatisfaction que lorfque vous pouvez le fatisfaire. C'est-là une de vos plus fortes paffions: & cette conformité de fentimens vous rendrà la Mémoire de Mr. Despreaux plus chere & plus précieuse.

Mais voilà qui fuffit, Monfieur, pour vous faire connoître Mr. Despreaux du côté du cœur. Il feroit inutile de vouloir peindre ici fon efprit: ses Ouvrages en font un portrait fidele. Je me bornerai à deux ou trois Réflexions.

Mr. Despreaux n'avoit pas cette fougue d'imagination qu'on remarque en d'autres Poëtes: il paroît au contraire un peu fec; & il lui eft arrivé quelquefois de repeter la même pensée. Mais ce qu'il perdoit du côté de l'Imagination, il le rega gnoit amplement par l'ordre & la jufteffe des penfées; par la pureté du ftyle; par la beauté du tour; & par la netteté de l'expreffion: qualités bien plus eftimables que la premiere, & qui ne l'accompagnent que rarement. On voit néanmoins par le Poë

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