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la pensée y revient toujours. Bourdaloue, parlant des incrédules de son temps, s'écrie: « Ils ont un ver. » Ce ver, c'est la crainte qu'il n'y ait quelque chose après la mort: Le ver que portent en eux les chrétiens du seizième siècle, fait bien plus vivement sentir sa présence: ce n'est pas l'appréhension du lendemain, c'est le malaise d'aujourd'hui, c'est l'impossibilité actuelle de respirer et de vivre. Et de là cette violence avec laquelle les pauvres gens du seizième siècle se sont rués du côté où soufflait le vent: ubi flat spiritus.

Dans leur élan, ils risquaient de dépasser le but. Qu'est-ce que la Réforme en sa réalité sentimentale? C'est le problème réduit à son expression la plus simple et conduit du côté de la solution la plus radicale : le péché originel, total; la grâce, invincible; entre la conscience humaine et u l'action divine, entre le pécheur et la grâce, pas d'intermédiaire, prêtres, sacrements, bonnes œuvres. La préoccupation du paradis ou de l'enfer, du bonheur ou du malheur éternel devient, en un sens, secondaire. Jusqu'ici les gens religieux vivaient en préparant leur dernière

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heure, et en vue du Jugement. Le Jugement, après la mort, n'est plus pour les Réformés qu'une ratification; il se fait en réalité durant la vie. L'heure essentielle est l'heure de la conversion, celle où l'âme sent son péché et Dieu en elle, et accepte l'action divine; la sanctification 'est contemporaine de la justification; les risques de vie future passent au second plan; il s'agit de la vie actuelle, de l'être actuel; et ce n'est pas dans la joie du paradis ou dans la géhenne de l'enfer que consistent le salut ou la damnation; ils consistent avant tout dans l'état de l'âme encore ici⚫bas, dans la présence ou l'absence de Dicu au fond de la conscience.

Voilà l'essentiel. Et après cela que la Réforme se soit posée en redresseur d'abus, qu'elle ait prétendu corriger des erreurs historiques, et qu'ollo ait cru représenter l'Église telle quo l'Église existait au second et au troisième siècle; qu'elle ait trouvé dans l'ambition des seigneurs, dans les mauvaises mœurs et dans l'ignorance du clergé, dans l'immoralité des moines, dans la cupidité des évêques, des secours considérables, je ne le nierai point : ce serait méconnaître. l'évi

dence; mais quoi! pour quelles raisons n'a-t-elle pas abouti soit à une simple épuration du catholicisme, soit à une mainmise de l'État sur l'Église, si ce n'est parce qu'elle avait sa personnalité et son âme le sentiment religieux chrétien?

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La Contre-Réformation qui succéda à la Réforme, a fait une œuvre admirable; la discipline a été resserrée, le dogme a été précisé. La controverse catholique a relevé, avec une méthode rigoureuse, les erreurs commises par les Réformés en matière d'histoire; elle a dissipé cette illusion que la Réforme était positivement la restitution du christianisme des premiers siècles. Les circonstances politiques et économiques ont aidé au triomphe du catholicisme : soit! Mais ce n'eût été encore qu'une institution solide et une religion de façade, si le même sentiment dont la Réforme vivait n'était revenu faire vivre le Catholicisme.

La Réforme est une simplification, à mon sens, un peu brutale du problème religieux chrétien. Ce fut un émondage excessif; l'arbre y a perdu ses feuilles et ses rameaux; il est réduit à n'être

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qu'une tige, portant un seul fruit: n'est-ce pas

un danger qu'on me permette de le dire avec

tout le respect que j'ai pour les Réformés d'autrefois et pour ceux d'aujourd'hui et n'était-co pas aussi une illusion de croire que cette tige nue ⚫ serait plus vigoureuse; que ce fruit unique serait plus savoureux? La Contre-Réformation fit tout le contraire.

Les grands catholiques de la fin du seizième siècle - et c'est saint François de Sales qui les représente le mieux ont eu une méthode el

un esprit tout opposé : ils ont, non pas simplifié, mais compliqué; non pas unifié, mais enrichi le sentiment religieux; seulement, c'est toujours le même sentiment religieux. Il ne faut pas s'y tromper. La question ne se pose pas autrement pour un saint François de Sales que pour un • Calvin. Pour l'un et pour l'autre, l'âme est ina

chevée et misérable; une action divine, particularisée, s'excrce dans le fond mystérieux de chaque conscience; Dieu appelle chaque âme par son nom, et il s'agit d'ouvrir à cette action toutes les avenues de l'être. Le désaccord ne commence que quand on en vient à l'application. Les catho

liques n'abandonnent rien de leurs pratiques et de leurs traditions. Ils les rattachent étroitement à l'unique nécessaire; et voici comment saint François de Sales combine ces éléments.

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Les métaphysiciens et les logiciens - Calvin le fut a l'excès, et comme lui beaucoup d'autres le furent, tant réformés que catholiques mènent à l'état d'idées abstraites les constatations de l'expérience interne; le fait devient concept (1); le péché originel a sa définition et ses attributs; la grâce a sa définition aussi; et sur ces définitions, l'on raisonne; ou l'on déraisonne. On contredit les faits les plus certains; on heurte les sentiments les plus profonds: celui de la responsabilité humaine, par exemple, ou celui de la bonté de Dieu, ou celui de sa justice. Et cependant les faits sont là, crevant les yeux; l'on ne peut nier ni l'action divine, ni la misère humaine, ni le reste. On s'en tire par d'inacceptables sacrifices, comme Calvin ou comme Pélage; par des logismes

(1) Voir, sur la nature et le sens de tels phénomènes, les descriptions si pénétrantes et si subtiles de M. BAZAILLAS dans la Vie personnelle. (Paris, Alcan, 1905.)

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